L’islam des partisans d’Ali : le chiisme

Une étude du chiisme doit tenir compte de plusieurs faits : il n’est pas spécifiquement iranien ; il a une longue histoire ; loin d’être unifié, il se subdivise en maints rameaux ; tous les mouvements religieux ou toutes les sectes qui se réclament de lui ou qu’on lui attribue ne relèvent pas de lui. Elle implique aussi qu’on l’oppose au sunnisme dont il est sorti, contre lequel il s’est dressé, qu’il a manqué vaincre, mais qui en définitive l’a emporté puisqu’il est professé de nos jours par 85 à 89 % des musulmans.

Des liens non exclusifs avec l’Iran

Me tromperais-je en disant que, à l’évocation du chiisme, deux idées s’imposent à nous : d’une part celle de l’Iran, d’autre part celle d’une doctrine intransigeante, violente, rétrograde ?

La première peut en partie se justifier parce que des liens étroits et forts existent entre ce pays et la religion professée par la grande majorité de sa population, quelque 80 à 82 %. Elle n’en est pas moins erronée. Le chiisme a pris naissance en pays arabe, s’est exprimé en arabe, a ses principaux lieux saints sur un sol arabe ; ceux qui l’ont institué, dirigé, qu’il vénère et auxquels il se réfère furent des Arabes. Quelques-unes de ses grandes réalisations politiques se constituèrent loin de l’Iran et sans lui, tel le califat fatimide, né en notre actuelle Tunisie et transféré au Xe siècle au Caire où il atteignit une haute prospérité : c’est lui qui fonda la grande métropole, y ouvrit la prestigieuse université d’Al-Azhar et y construisit maints de ses plus grandioses monuments. Enfin, aujourd’hui encore, il y a un peu plus de chiites hors des frontières de la République islamique iranienne qu’en son sein : population de l’Azerbaïdjan du Caucase, ex-soviétique, importantes minorités en Inde, au Pakistan, en Syrie, au Liban, en Afghanistan, en Arabie même – pour ne pas parler de la Turquie où leur nombre n’a jamais pu être établi de façon précise, mais où ils constituent entre 15 et 40 % de la population.

La seconde idée est entièrement fausse et elle est fâcheuse : d’abord elle donne à l’Iran ce qui revient à d’autres – pensons aux talibans d’Afghanistan, aux attentats de l’Algérie – le privilège d’un islamisme pur, dur et agressif, alors qu’il est modéré dans ses doctrines en tous les sens du terme ; elle choque les chiites non iraniens, souvent parmi les plus tolérants des musulmans, parfois hostiles à la charia, la loi coranique. Certes l’Iran a adopté cette dernière et entend s’y tenir, ce qui, en face des agressions athées, laïques, marxistes ou libérales, l’oblige à se montrer autoritaire, intransigeant, voire dictatorial. Mais il y a diverses interprétations de la loi dans le chiisme – il en va de même au sein du sunnisme qui compte quatre écoles juridiques – et qui, globalement, n’en donne pas la version la plus sévère. Ensuite, le caractère de l’Iranien ne le porte pas au rigorisme : il est avant tout poète, rêveur, enthousiaste dans la joie comme dans la tristesse, prêt à exagérer tous ses sentiments et, j’oserais dire, à être volontiers laxiste – ce qui lui permet de savoir faire la part des choses, de trouver quelques arrangements avec le ciel. Quant aux excès et aux violences que l’on a observés depuis la chute du régime impérial, je ne crois pas qu’ils soient imputables au pays ou à sa religion, mais qu’ils sont inhérents à toute révolution.

Chiisme et sunnisme

Il ne saurait être question de décrire ici ce dernier : ce serait exposer toute la religion musulmane. Il suffira de rappeler que le terme est formé sur l’arabe sunna qui signifie « tradition » et implique l’acceptation de l’histoire telle qu’elle est, en rejetant toute innovation, toute déviation, en faisant passer le maintien de l’unité et de la paix interne avant la revendication de justice sociale ou l’aspiration à une religion personnelle – d’où sa méfiance envers le mysticisme. Il se fonde sur le Coran qui est livre révélé par Dieu, parole de Dieu, à suivre à la lettre, puis sur les hadith, dits et actes du Prophète, rassemblés au IXe siècle de notre ère – c’est-à-dire après que ceux qui seront les chiites se furent détachés du rameau commun –, et enfin sur la décision de la communauté adoptée par consensus général, la idjma. En ce sens et parce qu’il est majoritaire, on peut dire qu’il représente l’orthodoxie musulmane, bien que les chiites ne se considèrent pas pour autant comme schismatiques ou hétérodoxes.

Le chiisme, ou le « parti d’Ali »

Le chiisme est primitivement l’expression d’un mouvement politique, d’un parti. Quand Mahomet meurt en 632, dix ans après l’Hégire – son émigration de La Mecque à Médine qui marque la naissance officielle de la religion qu’il a prêchée, l’islam, et inaugure l’ère musulmane – rien n’est prévu pour sa succession. Certes, la révélation est terminée et nulle autre n’aura lieu après lui – ce que contestent certains chiites. Mais Mahomet n’est pas seulement prophète. Il est chef d’une communauté et d’un État, devenu en un siècle un immense empire, qui doivent être dirigés. Il importe donc de désigner comme successeur, calife, celui en aura la responsabilité : à la fois le plus digne ou le plus capable, et l’un de ceux qui furent les plus proches et les plus attachés à Mahomet. On élit successivement Abu Bakr, Omar, Osman, puis, seulement en 656, après trois candidatures malheureuses, après vingt-cinq ans d’attente, Ali. Aurait-il dû être choisi plus tôt, comme le pensent les chiites ? En effet, il ne manque pas de titres. Il est cousin du Prophète : son père a élevé Mahomet quand celui-ci est devenu orphelin ; il est l’un des premiers convertis ; il a épousé Fatima, fille de Mahomet et, par elle, à lui qui n’avait pas de fils, il a donné ses deux seuls petits-enfants mâles, Hasan et Husain.

Son élection ne fait pas l’unanimité, et d’aucuns l’accusent même d’avoir trempé dans l’assassinat de son prédécesseur, Osman. Le gouverneur de Damas, Muawiyya, chef de la famille des Omeyyades, fidèle à Osman et désireux d’accéder au pouvoir, se soulève. Son armée rencontre celle d’Ali à Siffin sur les rives de l’Euphrate en 658. Ce dernier est sur le point de l’emporter quand les Syriens brandissent des feuillets du Coran au bout de leurs lances et réclament un arbitrage, qu’Ali accepte. Il ne lui est pas favorable et une partie des siens l’abandonne parce qu’il n’a pas su défendre ses droits, ses hommes et « ceux qui sortent », kharadja, terme à l’origine du nom qu’on leur donna de kharédjites. Ils sont peu après exterminés à la bataille de Nahravan par Ali lui-même, et leurs survivants s’en vengent en l’assassinant (661), puis s’en vont chercher refuge dans les régions les plus éloignées. Leurs descendants y demeurent encore, en petit nombre, dans le sultanat d’Oman – où on les nomme ibadites –, en Tunisie, dans l’île de Djerba, en Algérie, dans le Mzab.

C’est après la bataille de Siffin que l’on commence à désigner le mouvement politique favorable à Ali et à ses descendants sous le nom de shia Ali, « le parti d’Ali », dont nous avons fait le chiisme, lequel n’est vraiment structuré qu’au IXe siècle. Il implique, dès ses origines, une fidélité à la famille du Prophète, à ses descendants, une revendication de justice bafouée par les premiers musulmans et plus encore par ceux qui fondèrent avec Muawiyya, à Damas, une monarchie califale héréditaire, les Omeyyades, contraire à ce qui était une monarchie élective. Hasan, le fils aîné d’Ali, reconnaît l’autorité omeyyade et vit paisiblement à Médine, mais il meurt, empoisonné ou non (670), et son jeune frère Husain, devenu chef de la famille, rompt avec la dynastie damasquine dès que le calife associe au pouvoir son fils Yazid (678), jugé impie, débauché, ivrogne, et appelé à devenir la bête noire des chiites. Ce Yazid aura pourtant ses fidèles, ou du moins des gens qui voudront se rattacher à lui, les Yezidis, dont l’origine est en fait obscure et qui semblent tout à fait aberrants. On a supposé que c’étaient des clients des Omeyyades hostiles aux Abbassides, organisés en secte au XIe siècle par un certain Hadi (vers 1075-1165) qui leur fit connaître alors un moment de prospérité. La plus marquante de leurs singularités est une réhabilitation de Satan, ce qui leur a valu le nom d’« adorateurs du diable ».

Husain gêne. Le calife Yazid décide d’envoyer contre lui une expédition de représailles, non sans lui recommander d’agir avec discernement et modération. La rencontre a lieu à Kerbela. Le malheur veut que Husain et l’un des fils d’Hasan périssent au cours de cette bataille qui ne dure que quelques heures et eût pu apparaître comme une vulgaire querelle de clans. Le scandale est énorme. Le successeur du Prophète tue son petit-fils et son arrière-petit-fils ! Depuis ce jour du 2 muharram 61 de l’Hégire (680), tous les ans, le monde chiite commémore ce drame en une grande journée de deuil, l’Ashura.

Le chiisme et les douze imans

Dans les années qui suivent, les rébellions de protestation de la famille d’Ali sont nombreuses et toujours réprimées. La plus importante, en 750, permet le renversement de la dynastie omeyyade, mais non l’arrivée au pouvoir des Alides. Une autre famille, celle des Abbassides, en tire bénéfice.

Les chiites cependant, tout en se livrant à une vive propagande, s’organisent sous la direction des petits-fils d’Husain : les imams, guides de la communauté, personnages qu’il ne faut pas confondre avec ceux qui dirigent la prière à la mosquée et portent le même nom dans une acception bien différente. Bientôt ils verront en eux, ou en l’un d’eux, le mahdi, le « bien conduit par Dieu », presque déjà le Sauveur, celui qui reviendra à la fin des temps pour établir enfin la justice. La notion de mahdi n’est pas spécifiquement chiite : les sunnites attendent aussi un retour apocalyptique, le plus souvent celui de Jésus-Christ, mais elle prendra chez eux une importance capitale, donnera à leur religion une dimension prophétique, la projettera vers l’avenir, leur fera attendre une justice en définitive plus importante que l’ordre. La rupture avec le sunnisme a une autre conséquence : toute la législation religieuse des califes, toutes les traditions acceptées par eux après examen sont en général écartées par les chiites, ce qui transforme la rupture politique en rupture religieuse.

Les imams se succèdent les uns aux autres, de père en fils, par consensus général. Or, dans le deuxième tiers du VIIIe siècle, Zayid, le frère du cinquième imam, veut le supplanter et y perd la vie. Ses partisans se séparent du parti d’Ali, jusqu’alors unifié, et constituent la secte des Zeyidites, surtout bien représentée au Yémen où ses membres forment plus de la moitié de la population. Une autre fracture, beaucoup plus grave, a lieu quelques années plus tard. En 775, l’imam désigné, Isma’il, décède avant son père, Jafar al-Sadiq. La plupart des chiites acceptent comme successeur de Jafar le frère d’Isma’il, Musa, mais une forte minorité le refuse, prétendant qu’Ismaël n’est pas mort et que, devenu invisible, il continue à diriger sa communauté. Elle porte le nom d’ismaéliens ou de septimaniens, Sabiya, parce qu’elle ne reconnaît que sept imams.

Les autres restent fidèles à la descendance de Musa jusqu’en 874. Cette année-là, le douzième imam, Muhammad al-Mahdi, disparaît mystérieusement. Les chiites qui se réfèrent à lui, dont ceux d’Iran, parlent alors de la Grande Occultation, destinée à durer jusqu’à la fin des temps. On les nomme imamites ou duodécimains.

Les rameaux du chiisme

Bien qu’on puisse discerner deux tendances principales dans leur pensée – nommées akhbari et usuli –, ils restent fidèles à eux-mêmes, sans nouvelle dissidence jusqu’au XIXe siècle. C’est seulement en 1844 que Sayyid Ali Muhammad provoque un schisme en se disant épiphanie divine. Il prend le titre de Bab, « la porte », et son mouvement fut connu comme babisme. Il sera exécuté en 1850. L’un de ses disciples, Baba’ullah, fondera alors le behaïsme, religion qui prône l’unité de tous les hommes, un gouvernement mondial : on peut le considérer comme séparé de l’islam, et il obtint quelques succès en Europe et en Amérique.

L’histoire des ismaéliens est plus mouvementée. Sortis de l’ombre dans la seconde moitié du IXe siècle avec les Qarmates qui ravagent la Syrie, ils prennent le pouvoir en Ahsa – province d’Arabie –, organisent en 930 une expédition contre La Mecque où ils massacrent les pèlerins et enlèvent la Pierre noire de la Ka’aba ; ils fondent aussi en Tunisie la dynastie des Fatimides, puis occupent l’Égypte et la Syrie (969). L’islam est alors bien près de basculer tout entier dans le chiisme, puisqu’en Iran aussi celui-ci arrive au pouvoir avec la puissante principauté des Bouyides qui s’empare de Bagdad (945) et tient le califat abbasside en sujétion, sans oser toutefois le supprimer. Il faudra l’arrivée des Turcs seldjoukides, bientôt devenus le glaive de l’islam, et le choix politique qu’ils font du sunnisme pour sauver ce dernier.

Contraints d’entrer dans une semi-clandestinité là où dominent les Turcs, les chiites offrent un asile à toutes sortes de gens qui refusent d’embrasser l’islam, demeurent attachées à leurs traditions, quitte à faire la part des choses, à accepter de se dire musulmans – position d’autant plus facile que les Ismaéliens enseignent que le Coran a deux sens, l’un exotérique, l’autre ésotérique, compris par les seuls initiés. Au nom de l’interprétation ésotérique, on peut faire dire au texte sacré à peu près ce que l’on veut. Ajoutons que les chiites ont leurs propres traditions du Prophète, ou en imaginent, qui sont parfois bien éloignées de celles du sunnisme. La propagande active des ismaéliens ou d’autres, auprès des masses, surtout quand elles relèvent du mazdéisme, du christianisme ou du chamanisme turc, introduit en elles quelques notions musulmanes et plus particulièrement chiites, mais altère aussi profondément la foi des prédicateurs, crée une sorte de syncrétisme. Ce fait est très apparent chez les alaouites (arabophones) ou chez les alevis (turcophones), les Druzes, les Nusairis, les Ahl-e Haqq et quelques autres. Dans des cas extrêmes, certaines sectes finissent par ne plus relever du tout de l’islam, tout en affirmant qu’elles y appartiennent.

Les Alaouites (Alevis), par suite de leur éparpillement et de leurs divisions ethniques et tribales, sont parmi les plus difficiles à étudier. Ils constituent aujourd’hui une véritable force en Syrie et en Turquie : dans le premier de ces pays parce qu’ils y ont acquis le pouvoir en même temps que Hafiz al-Asad en 1970 ; dans le second, où leur véritable nom était Kizil Bach ou « Têtes rouges », parce qu’ils forment une masse populaire considérable. Ici et là, ils représentent la tendance laïcisante du chiisme, la plus éloignée de la charia, et, pour ma part, je refuserais volontiers – en accord avec eux-mêmes ou leurs concitoyens – de les considérer comme musulmans. C’est pourtant en leur sein que prennent naissance, au tournant des années 1500, les Séfévides qui vont conquérir l’Iran et y faire de l’imamisme la religion officielle. Ils n’en relèvent pas, mais ils se l’imposent et l’imposent aux autres parce qu’ils ont conscience que leur doctrine ne peut conquérir un empire ; ayant l’ambition de régner, et haïssant le sunnisme des Ottomans, ils n’ont d’autre ressource que de s’appuyer sur les Duodécimains. Une guerre séculaire s’en suit entre la Turquie et l’Iran, atroce comme toutes les guerres de religions.

Pendant que se développe l’alaouisme (alévisme), le chiisme, qui n’hésite pas devant les audaces de la pensée et les innovations, se montre réceptif à la notion de l’incarnation divine, si contraire aux idéaux de l’islam orthodoxe ancré sur l’unité de Dieu et sa transcendance. Quels que soient le lieu et la façon dont cette notion pénètre dans les esprits musulmans hétérodoxes, elle se fait jour de manière spectaculaire quand Darazi reconnaît la divinité du calife fatimide Al-Hakim (996-1021). Devenue dogme de foi, cette divinisation impériale n’est pas acceptée en Égypte et on n’en parle plus après la mort du calife. Darazi parvient en revanche à la faire adopter par certaines populations arabophones du mont Liban, qui forment une secte dont le nom est dérivé du sien, les Druzes.

La foi en l’incarnation divine est dans l’air. Des alaouites l’adoptent, et peut-être avant eux, les Ahl-e Haqq, nommés aussi Ali-Ilahi, adorateurs d’Ali, essentiellement des Kurdes qui vénèrent entre autres un certain sultan Sihak, Dieu ou fils de Dieu, qui aurait vécu au IXe siècle ; et encore les Nusairis, sectaires arabes de Syrie qui suivent la doctrine d’Ibn Nusair (IXe siècle), soi-disant disciple du dixième imam, et qui se sont peut-être totalement mêlés aux Alaouites. Tous ceux qui relèvent de ces groupes ne se rattachent à l’islam que par leur vénération pour Ali, pour sa famille et un substrat coranique et culturel. Leur croyance en l’incarnation n’est d’ailleurs pas le seul trait qui les en sépare, mais aussi la foi en quelque chose qui ressemble de très près à la métempsycose, leur refus de fréquenter la mosquée, de pratiquer les cinq obligations légales, de s’abstenir de vin, de viande de porc, de la polygamie, du divorce, du voile et de la répudiation des femmes.

Malgré les remous provoqués par la déification d’Al-Hakim, les ismaéliens demeurent fidèles aux Fatimides jusqu’en 1094. Cette année-là, le fils aîné du calife, Nizar, est évincé du trône par son cadet Mustali. Sous l’impulsion de Hasan Sabah, certains Ismaéliens de Syrie refusent de reconnaître le nouveau souverain et font sécession : on les nomme en général néo-ismaéliens pour les distinguer des autres, et leur est accordé un idéal de renaissance humaniste. Ils instituent en Iran, et plus généralement au Proche-Orient, un régime de terreur ; appuyés sur des places fortes inexpugnables, dont Alamut, ils envoient des sectaires enivrés de haschich perpétrer un peu partout des meurtres. Ils sont connus sous le nom d’Assassins – haschichin, « fumeurs de haschich », à moins que leur nom ne vienne de as-sikin, « le couteau » et ont enflammé les imaginations : historiens et romanciers les ont souvent pris pour sujets. En 1164, leur quatrième grand maître, « le Vieux de la Montagne », décrète la fin du règne de la loi et l’avènement de la Grande Résurrection. Étranges méandres de l’histoire ! Quand ce personnage s’autoproclame petit-fils du calife Nizar, il ne se doute pas qu’il va donner naissance à une longue lignée d’imams qui aboutiront aux Agha Khan, bien éloignés des violences de leurs aïeux et qui, seuls, parce qu’ils ont une idéologie nouvelle, mériteraient de porter le nom de néo-ismaéliens.

Caractéristiques du chiisme

Si on laisse en marge, comme elles s’y sont mises elles-mêmes, les différentes sectes extrémistes, le chiisme, septimanien ou duodécimain, se caractérise par un certain nombre de faits, les uns apparents, d’autres moins visibles. Les rites religieux sont les mêmes que ceux des sunnites, à d’infimes nuances près. En revanche, la célébration de la mort de Husain à Kerbéla – l’Ashura – donne lieu à de grandes manifestations qui peuvent apparaître comme hystériques, mais traduisent une sincère émotion où s’expriment toute la souffrance du monde et les cris contre les injustices qu’il supporte ; le culte des saints et des tombeaux joue un rôle bien plus important que dans le sunnisme qui, en principe, l’interdit, mais qui n’a pas pu empêcher que l’on édifiât de somptueux mausolées et qu’on s’y rendît en pèlerinage. Les deux grandes villes saintes de l’Iran, Meshshed et Qum, sont des cités funéraires ; celle de Nadjaf, en Irak, abrite la tombe d’Ali. La vénération pour le chef historique de la révolution islamique a fait construire pour lui, en deux ans, à Téhéran, un somptueux mausolée, et les foules y accourent. Enfin le chiisme constitue une église avec un clergé très organisé, hiérarchisé, puissant et qui se veut indépendant des autorités civiles, au moins chez les duodécimains. À sa tête se placent les ayatollah, une dizaine en Iran, élus par le corps des clercs mojtabed, comme les ulémas, tandis que tout un réseau de mollah quadrille le pays. La véritable vie spirituelle du chiisme est moins aisément perceptible, en partie à cause de la pratique de la taqiya (takiye), la dissimulation, qui consiste à ne pas dévoiler ses secrets – dans les sectes extrémistes et initiatiques – ou ses sentiments, ce qui se justifie historiquement par les longues persécutions qu’il a subies. La conviction profonde qu’il a d’avoir toujours été victime d’injustices et que son histoire n’est qu’une longue suite de douleurs et de sacrifices a façonné son âme. Une profonde réflexion l’a conduit à se persuader qu’Ali, Husain et les imams se sont volontairement immolés pour le salut de la communauté et du monde. Les vingt-cinq ans pendant lesquels Ali a été tenu à l’écart du pouvoir, alors que son court règne a révélé qu’il représentait le type du souverain éclairé, inspiré, idéal, prouvent sa patience et sa résignation et lui ont permis de développer sa vie spirituelle. Son exemple entraîne ses fidèles à la méditation, à l’intériorisation, à la valorisation du savoir religieux, et en même temps de tout savoir. Une autre réflexion non moins poussée a mené à une sorte de transfiguration de Fatima, son épouse, la fille du Prophète. Elle devint la Toute Pure – vierge pour certains. Elle est au centre de la sainte famille que composent avec elle Mahomet, Ali et ses deux fils, et la piété populaire qu’elle éveille promeut un véritable culte de la femme. À voir les foulards des Iraniennes, on a quelque peine à imaginer qu’il y a dans le chiisme une certaine réhabilitation de la condition féminine, et pourtant elle est de fait, quoique là encore elle se dissimule sous les apparences. Certains ont voulu en trouver une preuve dans l’institution du mariage temporaire, nommé « mariage de plaisir » : il lui permet au moins une plus libre disposition de son corps.

Jean-Paul Roux

Ancien directeur de recherche au CNRS Ancien professeur titulaire de la section d’art islamique à l’École du Louvre

Mars 2001

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