L’Appel à l’Unité Islamique

Les Imams d’Ahl-ul-Bayt ont montré à maintes reprises leur souci de préserver l’unité de l’Islam, de sauvegarder sa force et la cohésion de ses rangs, et d’œuvrer en vue d’effacer les rancœurs entre les Musulmans. On connaît l’attitude très positive de l’Imam Ali ibn Abi Tâleb vis-à-vis de ses prédécesseurs, qu’il n’a pas hésité à soutenir, à aider et à assister, bien qu’au fond de lui-même il éprouvât de l’amertume à leur égard et qu’il fût convaincu qu’ils avaient usurpé son droit au Califat. Il poussa même son souci de préserver l’unité islamique jusqu’à s’abstenir d’annoncer publiquement que le Texte l’avait désigné pour la Succession du Prophète tant que ses prédécesseurs occupaient encore le poste de Calife, et il n’a fait valoir son droit légitime usurpé, de façon publique, que lorsqu’il eut accédé au Califat. C’est à ce moment-là seulement, le risque de contestation des dirigeants de l’État islamique étant écarté, qu’il s’est permis de rassembler ceux qui restaient des Compagnons du Prophète afin qu’ils témoignent publiquement et pour l’Histoire d’une vérité que tous les Musulmans, et notamment les nouvelles générations, ne connaissaient pas, à savoir que le Prophète avait désigné formellement et publiquement l’Imam Ali comme étant son Lieutenant, son Héritier présomptif, et son Successeur au Califat, dans son célèbre sermon du Ghadîr.

Avant son accession au Califat donc, l’Imam Ali n’avait pas hésité un moment à apporter ses conseils aux trois Califes qui l’avaient précédé, chaque fois qu’il s’agissait de sauvegarder les intérêts des Musulmans. Plus tard, il justifiera son attitude de cette époque vis-à-vis de ceux qu’il estimait avoir usurpé son droit, dans ces termes:

 

“Je craignais que, si je ne coopérais pas (avec les Califes) l’Islam eût été affaibli par d’éventuelles dissensions et désunion[1].

 

C’est pourquoi, tout au long de la période du Califat de ses trois prédécesseurs, il ne prononça jamais une parole de nature à affaiblir leur pouvoir, porter atteinte à leur prestige, ou entamer leur crédibilité. Il préféra rester enfermé chez lui et se taire, même lorsqu’il constatait dans leurs actions ce qu’il n’approuvait pas. Mais chaque fois que les trois Califes avaient besoin de lui, et qu’il estimait que son concours servait l’intérêt général de l’Islam, il le prêtait très volontiers. Le Calife Omar, reconnaissant pour ce concours précieux apporté par l’Imam Ali et son attitude on ne peut plus positive, répétait souvent: “Que je ne sois jamais confronté à un problème complexe sans trouver Aboul-Hassan (l’Imam Ali) pour résoudre”, ou “Si Ali n’avait pas été là, Omar aurait péri”[2].

 

L’attitude de l’Imam al-Hassan vis-à-vis de Muawiya[3] ne fut pas moins constructive. En effet, l’Imam al-Hassan accepta de signer un traité de réconciliation avec celui qui s’était rebellé contre son Califat, et de mettre un terme aux hostilités, ayant réalisé que la poursuite de ce conflit fratricide risquait de faire disparaître l’État islamique, ou même d’effacer à jamais le nom de l’Islam de la surface de la Terre, de détruire la Chari`ah et d’exterminer ses Gardiens, c’est-à-dire le reste des Ahl-ul-Bayt. Il préféra donc préserver les apparences de l’Islam et le nom de la Religion, même au prix d’une réconciliation coûteuse avec Muawiya, l’ennemi le plus acharné de la Religion et de ses véritables défenseurs, et l’adversaire le plus haineux des Ahl-ul-Bayt et de leurs partisans, même en prévoyant que l’accession de Muawiya au Califat ne lui apporterait, à lui et à ses adeptes, qu’humiliation et injustice, et même si les épées des valeureux Baní Hâchem et de ses partisans étaient dégainées et prêtes à défendre sa cause jusqu’au bout. Mais l’intérêt supérieur de l’Islam était, pour lui, au-dessus de toutes ces considérations. C’est pourquoi il accepta ce qui était normalement inacceptable pour lui.

 

Si, par la suite, l’Imam al-Husayn adoptera une attitude différente de celle de son frère, l’Imam al-Hassan, et s’il se soulèvera contre le régime Omeyyade, dirigé par Yazid, c’est parce que la situation avait changé. Son soulèvement héroïque, loin de représenter un risque pour l’existence de l’Islam, visait au contraire à rappeler aux Musulmans les Principes et les Enseignements authentiques de l’Islam, que Yazid, le fils de Muawiya, un alcoolique débauché et sans scrupules, était en train de piétiner. En se soulevant, en acceptant de s’engager dans un combat désespéré et de se sacrifier, l’Imam al-Husayn a voulu montrer aux Musulmans que ceux qui se trouvaient à la tête de l’État islamique n’avaient rien à voir avec l’Islam. Sans son soulèvement et le Sacrifice de sa vie, l’Islam aurait été vidé de son contenu.

 

En se soulevant, l’Imam al-Husayn n’a fait courir à l’Islam aucun risque. Il a seulement offert sa vie pour que la Vérité triomphe et que l’injustice soit désignée du doigt. Son combat est devenu le symbole du refus de l’injustice.

 

Si les Chiites commémorent chaque année, l’anniversaire du Martyre de l’Imam al-Husayn, le Jour de `Achoura’ (le 10 Muharram), c’est justement pour faire revivre l’esprit de la Tragédie de Karbala’, c’est-à-dire le refus de l’injustice et de l’oppression, et l’aspiration à un régime qui applique la Justice islamique. En s’attachant à commémorer chaque année, sous diverses manifestations, son Sacrifice, les Chiites ne visent qu’à perpétuer son Message de lutte contre l’injustice et l’oppression, et ne font qu’obéir aux Commandements des Imams d’Ahl-ul-Bayt qui lui ont succédé, leur recommandant de renouveler leur fidélité au souvenir du Sacrifice du petit-fils chéri du Saint Prophète.

 

Le souci constant des Imams d’Ahl-ul-Bayt de voir l’Islam préserver sa gloire, même lorsque les gouvernants de l’État islamique les traitaient avec la plus grande cruauté et les soumettaient à toutes sortes de tortures, de vexations et d’humiliations, a été illustrée par l’attitude de l’Imam Zayn al `Abdîn vis-à-vis des rois Omeyyades. En effet, bien que ceux-ci aient violé ses droits les plus élémentaires, et l’aient privé de sa liberté de mouvement, et bien qu’il ait vécu dans l’affliction à cause du massacre sauvage que les Omeyyades avaient perpétré contre son père, l’Imam al-Husayn, et sa famille, lors de la Tragédie de Karbala’, il n’a jamais cessé de prier dans son intimité pour la victoire des armées Musulmans et pour qu’Allah accorde la Paix aux Musulmans. Et on sait déjà que le seul moyen qu’il lui restait pour répandre le Savoir et la Science islamiques était la Supplication. Or, justement, dans ces Supplications, il enseignait à ses adeptes comment prier pour l’ensemble des Musulmans et pour la victoire des armées Musulmans. Ainsi, dans sa Supplication appelée “Du`â’ Ahl-ul-Thoghour” (Les Frontaliers), on lit:

 

“O Allah! Que la Paix et la Miséricorde soient sur Mohammad et sa Progéniture! Augmente le nombre et la force de leurs adeptes, aiguise leurs épées, protège leurs territoires, consolide leurs rangs, dote-les de l’esprit de solidarité, assure – leur les moyens de subsistance, couvre leurs dépenses, arme – les de puissance, de patience et d’endurance, préserve-les et inspire – leur les mesures stratégiques à prendre pour vaincre l’ennemi”.

 

Et un peu plus loin:

 

“O Allah! Consolide de cette façon les moyens des Musulmans, fortifie leurs territoires, fais fructifier leurs biens, sors-les de l’état de guerre pour qu’ils s’occupent de Ton adoration, et mets fin aux hostilités internes qui les opposent afin qu’ils puissent Te prier dans la solitude et en paix, et afin qu’ils ne se prosternent devant personne autre que Toi”[4].

 

Dans cette Supplication, la plus longue de toutes celles qu’il a composées, l’Imam Zayn-al-Abi dîne les incite à s’armer de bonnes mœurs, tout en les prévenant de la nécessité de se préparer à faire face à l’ennemi. Il y réunit ainsi les instructions militaires du Jihad islamique et l’explication du but et de l’utilité de celui-ci. Il attire aussi l’attention des Musulmans sur le genre de précautions à l’égard de leurs ennemis, et les mesures à adopter dans leurs relations avec eux et dans la lutte qu’ils engagent contre eux. De même, il recommande aux soldats de l’Islam de se rappeler Allah même en plein combat, de s’abstenir de tout péché, et de garder toujours présent à l’esprit que le Jihad est seulement pour Allah et pour faire triompher Sa Cause.

 

Les autres Imams adoptèrent une attitude constructive similaire vis-à-vis des gouvernants de leur époque, malgré la cruauté du traitement que ceux-ci leur réservaient, et malgré toute les persécutions et l’oppression qu’ils leur faisaient subir. S’étant rendu compte que leur droit au gouvernement ne leur serait pas restitué, ils se consacrèrent à l’enseignement des Principes de l’Islam aux gens, et à l’orientation religieuse de leurs adeptes. Les révoltes et les révolutions sanglantes qui furent déclenchées à leurs époques respectives par les Alawites et d’autres, ne furent ni leur fait, ni conformes à leur volonté. Ils refusaient tout ce qui eût pu mettre en danger l’État islamique, pour peu que celui-ci conservât les lignes générales des Principes de l’Islam. Ils se souciaient plus que quiconque, plus même que les Califes Abbassides eux-mêmes, de la sauvegarde et de l’intégrité de l’État islamique, et ils répugnaient à voir couler le sang des Musulmans, à les voir s’entretuer et se déchirer.

 

L’illustration de ce souci de la sauvegarde de l’État islamique se trouve clairement dans le testament que l’Imam Moussa al-Kâdhem a laissé à ses Chiites: “Ne vous exposez pas à l’humiliation en vous révoltant contre votre dirigeant Musulman. S’il est juste, priez Allah qu’il reste vivant, et s’il ne l’est pas, priez Allah pour qu’il se réforme. Car votre réforme dépend de cette de votre dirigeant. Le dirigeant juste est comme un père miséricordieux. Aimez donc pour lui ce que vous aimez pour vous-même, et détestez pour lui ce que vous détestez pour vous-même”[5].

 

Si l’accent est mis ici, comme partout ailleurs chez les Ahl-ul-Bayt, sur l’attachement au dirigeant juste, il y est également souligné la nécessité de respecter l’Etat islamique et d’oeuvrer en vue de sa réforme, en l’occurrence en priant Allah de réformer celui qui le dirige. Le sens de la responsabilité du Chiite est donc évident.

 

Malgré cette évidence, certains écrivains que l’on ne peut qualifier autrement que de mauvaise foi, n’hésitent pas à diffamer le Chiisme, en le dénonçant comme “une organisation secrète subversive” ou comme une “secte révolutionnaire vindicative.

 

Certes, l’un des traits de caractère saillants de tout Musulman qui se veut un véritable adepte des Enseignements des Ahl-ul-Bayt est d’être l’ennemi juré des tyrans et de la tyrannie. Il n’accepte jamais de s’aligner sur la position des agresseurs, ni de tendre une main coopérative à ceux qui encouragent les tyrans dans leurs actes d’oppression. Cette répugnance à l’égard des tyrans, de la tyrannie et de ses tenants est transmise, chez les Chiites, de génération en génération. Mais cela n’autorise personne à qualifier les Chiites de traîtres, de rebelles ou déloyaux. Ils sont à cent lieues de tels comportements. Les Enseignements qu’ils ont reçus de leurs Imams leur interdisent de trahir, de tromper, et de répandre le sang d’un Frère Musulman, de quelque secte qu’il soit, et quelque Ecole juridique Musulmane qu’il suive. Pour eux, tout Musulman qui prononce les Chahâdatayn (la Profession de Foi musulmane: Lâ ilâha illa-llâh, Mohammadan Rassoul-ollâh = Il n’y a des dieu qu’Allah, Mohammad est le Messager d’allah) doit avoir la vie, les biens et l’honneur saufs, “il est illicite de disposer du bien d’un Musulman sans son libre consentement”[6]. Ils croient fermement qu’un Musulman est le Frère d’un autre Musulman, qu’il soit Chiite ou non, et qu’il a envers lui les devoirs de la Fraternité, comme nous allons le voir ci-après.

[1] Nahj al-Balâghah”, Lettre No. 62 (Lettre aux Gens de Baçrah).

[2] Voir: “Al-Manâqeb” d’al-Khawârezmî”, p. 80, H. 65; “Tathkerat al-Khawâç”, p. 137; “Charh Nahj al-Balâghah” d’Ibn Abil-Hadîd, 1/18 et 141, ainsi que 12/179 et 223; “Kefâyat al-Tâleb”, p. 219; “Thakhâ’er al-`Oqbâ”, p. 82; “Al-Riyâdh al-Nadherah”, 3/161.

[3] Il est à noter que le Traité de l’Imam al-Hassan avec Muawiya ‎, n’était pas une capitulation, comme certains se plaisent à le croire, mais une continuation du combat contre la déviation par d’autres moyens, ni une renonciation au Califat, mais seulement au pouvoir. L’Imam al-Hassan et l’Imam al-Hussain livrèrent le même combat contre la déviation omeyyade, mais de deux façons différentes dictées par les conjonctures politiques et sociales de leurs époques différentes.

[4] “Al-اahîfah al-Sajjâdiyyah”, Du`â’ No. 27

[5] “Amâlî al-اadouq”, p. 277, H. 21; “Wasâ’el al-Chî`ah”, 16/229, H. 21406.

[6] Voir: “Al-Faqîh”, 4/66, H. 195; “`Awâlî al-La’âlî”, 3/473, H. 3; “Tohaf al-`Oqoul”, p. 34; “Wasâ’el al-Chî`ah”, 5/120, H. 6089; “Sonan al-Dâr-Qotnî”, 3/26, H. 91, 92; “Kanz al-`Ommal”, 1/92, H. 397.