la naissance du concept de la représentation de l’imam caché dans le chiisme duodécimain: par Hassan Diab El Harake

C’est dans un contexte de crise existentielle que la littérature chiite duodécimaine élabore le concept de la représentation de l’Imam caché (niyabat al-Imam). L’apparition de ce concept s’inscrit dans le mouvement de codification et d’enregistrement de la doctrine chiite apparu au cours des neuvième et dixième siècles essentiellement dans des régions irakiennes et iraniennes. La littérature chiite imâmite produite à cette époque cherche essentiellement à tracer les traits communs et distinctifs existant entre le chiisme duodécimain et les autres groupes islamiques chiites ou pas. Ainsi, les actions du faqih chiite pendant cette période se focalisent en grande partie sur l’identité du chiisme duodécimain menacée par l’absence du dernier Imam. Nous allons retracer l’évolution du concept de la représentation de l’Imam caché et nous nous intéresserons aux travaux de deux fuqaha’ chiites : cheik al-Moufid (948-1022) et Abou Salah al-Halabi (984-1055).

L’Occultation : Le dernier acte fondateur du chiisme duodécimain
Les trois premiers siècles de l’islam sont extrêmement compliqués pour les adeptes de l’imâmologie. La disparition de chaque Imam Immaculé ouvre des débats interminables sur la nature de l’Imamat et sur le successeur du défunt. Ces débats donnent systématiquement naissance à de nouveaux courants. Si certains ne survivent pas longtemps, d’autres au contraire vont imprégner l’histoire de l’imâmologie et devenir majoritaires au sein du chiisme. C’est le cas du chiisme duodécimain, et ce malgré la crise provoquée par la mort de son onzième Imam al-Askari (847-874). Son Imamat est fortement contesté par des personnages chiites importants notamment son frère Ja’far. La disparition de al-Askari en 874, sans laisser d’héritiers apparents, met ses partisans dans l’embarras d’autant plus que, selon une tradition chiite tardive, l’Imamat passe uniquement de père en fils. Son frère Ja’far ne peut pas prétendre au poste de l’Imamat. Dans cette situation de crise existentielle, les partisans de al-Askari s’interrogent sur le devenir de leur communauté : l’absence d’un héritier apparent signifierait-elle la fin de l’Imamat ? La confusion est totale et ses partisans se divisent en dizaines de groupes [1]. Cette époque est baptisée par la littérature chiite « l’Époque de la confusion » (asr al-hayra). Dans cette situation de clivage extrême, certains proches de al-Askari confirment l’existence d’un enfant héritier du onzième Imam. Il sera connu sous le nom de al-Mahdi et serait né en 869. Selon ce récit, al-Askari a caché son enfant dès sa naissance par peur qu’il ne soit assassiné par les autorités abbassides. Al-Mahdi devient donc à l’âge de cinq ans le douzième Imam Immaculé chiite. Il vit caché des yeux du public et garde des contacts directs avec des mandataires ainsi qu’avec quelques croyants très fidèles à la cause chiite. C’est la Petite Occultation.
En 940, al-Mahdi, par le biais de son quatrième mandataire, déclare le commencement de la Grande Occultation, période pendant laquelle il n’entretiendra plus aucun contact avec ses fidèles. Al-Mahdi annonce qu’il reviendra avant la fin des temps pour rétablir l’ordre d’Allah sur la terre [2]. L’Occultation de celui qui est désormais considéré comme le douzième et dernier Imam Immaculé constitue un tournant majeur dans l’histoire du chiisme : le chiisme duodécimain voit son époque sacrée suspendue. Dans ce contexte extrêmement divisionniste, le chiisme duodécimain mène une double confrontation idéologique qui détermine sa survie. La première est une confrontation interne face aux adeptes de l’imâmologie qui ont déjà emprunté d’autres cheminements idéologiques, notamment les zaydites, les ismaélites et les partisans de Jafa’r, l’oncle du douzième Imam. La deuxième est externe face aux groupes islamiques non chiites, notamment les hanbalites et les mutazilites. Simultanément les chiites font face au défi imposé par l’apparition des pouvoirs princiers et à la fragilisation de l’État califal abbasside. Ils doivent clarifier leurs positions vis-à-vis des nouveaux pouvoirs politiques tolérants et/ou pro-chiites et s’organiser devant les conséquences qui en résultent. Au cours des neuvième et dixième siècles, plusieurs dynasties se réclamant du chiisme apparaissent et/ou se répandent, notamment les ismaélites fatimides en Afrique du Nord et les zaydites au Yémen, à Tabarestan dans l’actuel Iran et dans la région de al-Yamama aujourd’hui dans l’Arabie saoudite. À partir de 945, la capitale califale Bagdad est contrôlée par les Bouyides et l’autorité du calife abbasside qui reste en place devient quasi-symbolique. Les nouveaux maîtres de Bagdad pratiquent une politique religieuse tolérante qui s’avère une arme à double tranchant pour le chiisme duodécimain. Dorénavant, tous les groupes chiites peuvent s’exprimer librement. Les groupes islamiques non chiites font de même ainsi que les partisans des autres religions. Bagdad devient par excellence un lieu d’échanges, de débats et de spéculations théologiques entre différents courants et fractions religieuses. Le dernier acte fondateur du chiisme duodécimain qu’est l’Occultation est un acte de foi qui s’inscrit dans l’invisible. De ce fait, toute la difficulté des protagonistes chiites duodécimains est de savoir comment rendre l’invisible continuellement présent dans la vie quotidienne de la communauté des croyants.

Rendre l’invisible présent : La naissance du cycle de la représentation de l’Imam
Le chiisme duodécimain qui ressent toujours les répliques du séisme doctrinal causé par l’absence du douzième Imam peine à démontrer l’existence de l’Imam et l’utilité d’une présence invisible. Le nombre d’écrits consacrés au sujet de l’Occultation caractérisé par un style littéraire apologiste témoigne de l’ampleur de la crise identitaire que le chiisme duodécimain a traversée. La disparition physique de l’Imam signifie-t-elle la suspension des jugements religieux dont l’Imam était perçu comme le garant du bon fonctionnement ? C’est dans ce contexte que le faqih chiite cheik al-Moufid (948-1022) qui bénéficie d’une notoriété au sein de sa communauté et entretient des contacts avec les princes bouyides notamment avec Adid al-Dawla (949-983), essaie de consolider la doctrine chiite duodécimaine en récusant, entre autres, les doctrines des autres groupes chiites. Al-Moufid essaye non seulement de prouver l’existence du douzième Imam, mais surtout de démontrer l’utilité de sa présence invisible. C’est au milieu des spéculations propagandistes au sujet de l’Imam caché que al-Moufid forge le concept de sa représentation. Au sein de ces spéculations, al-Moufid confirme que « les partisans de l’Imam caché peuvent agir à sa place pour faire connaître son Imamat et ses fonctions de la même façon que les prophètes avaient des représentants qui agissaient à leur place » [3]. Dans sa démarche, al-Moufid déclare que le faqih chiite exerce ses fonctions (déduire des jugements, appliquer des châtiments, exercer les fonctions du cadi) au nom d’une délégation accordée par l’Imam caché. Contrairement à l’époque des Imams Immaculés qui avaient recours à des délégations nominatives et parfois écrites, la délégation dont parle al-Moufid n’est ni nominative ni écrite, mais plutôt qualitative. Al-Moufid va encore plus loin quand il aborde un sujet hautement sensible dans le chiisme, à savoir la collaboration avec le sultan (al-‘amalma’ al-sultan). La tradition chiite duodécimaine raconte qu’à part le premier Imam Ali, qui a fait un passage tardif au poste de califat, tous les autres Imams n’ont pas pu accéder à ce poste à cause des autorités politiques illégitimes. L’absence de l’Imam caché est vécue comme une contestation contre les pouvoirs politiques illégitimes. La mémoire chiite garde donc une image négative des autorités politiques. La littérature chiite relève à plusieurs reprises comment les Imams tantôt interdisent à leurs disciples de collaborer avec le sultan et tantôt les y autorisent, mais dans des situations biens particulières.
Jusqu’à l’Occultation du douzième Imam, l’autorisation de collaborer avec le sultan est un privilège qui revient aux Imams immaculés. Après la disparition physique de al-Mahdi, al-Moufid semble être le premier faqih chiite à autoriser les fidèles, sous certaines conditions, à collaborer avec le sultan en affirmant qu’« aider les injustes (les autorités) à rendre la justice […] est autorisé […] et les aider pour des actes injustes est interdit » [4]. Al-Moufid pense que lorsque le faqih occupe un poste à responsabilité au sein d’un pouvoir illégitime, il le fait tacitement sous l’ordre de l’Imam caché [5]. Donc l’absence de l’Imam caché ne conduit pas à la suspension des jugements islamiques.
Disciple de al-Mourtad (966-1044) lui-même disciple de al-Moufid, Abou Salah al-Halabi (984-1055), installé à Alep, accorde au faqih le titre suprême de représentant de l’Imam caché. Bénéficiant d’une notoriété au sein de sa communauté, Abou Salah al-Halabi entretient des contacts avec les princes mirdassides, qui ont des tendances chiites duodécimaines, notamment avec Naser Ben Saleh (mort en 1038). Abou Salah al-Halabi aborde la question de la représentation de l’Imam à travers la fonction de la justice dans l’islam qui y occupe une place extrêmement importante à ses yeux. Il considère que « rendre la justice c’est un grade vénérable, un statut honorable, un leadership prophétique et un califat imamite » [6]. Au-delà des missions relatives à la fonction du cadi comme arbitrer des litiges, Abou Salah al-Halabi déclare qu’un cadi doit « raviver la tradition, éradiquer l’innovation blâmable, ordonner le bien et interdire le mal….et appliquer les jugements » [7]. Abou Salah al-Halabi, qui accorde de larges compétences au cadi, détermine aussi les conditions requises pour devenir cadi et déclare notamment l’obligation d’exercer les fonctions de cadi pour chaque faqih apte à occuper ce poste. Abou Salah al-Halabi considère que le pouvoir dont bénéficie le cadi tire sa légitimité du pouvoir de l’Imam. Et par voie de conséquence, le faqih qui occupe le poste de cadi devient « représentant de l’Imam » [8]. Ainsi, l’autorisation accordée au faqih dont parlait al-Moufid devient avec Abou Salah al-Halabi, et pour la première fois dans l’histoire du chiisme à l’époque de l’Occultation, une représentation. L’apparition du concept de l’autorisation et de la représentation de l’Imam vise d’abord et avant tout à confirmer l’existence de l’Imam caché et ainsi à préserver l’identité du chiisme duodécimain en assurant la continuité des jugements islamiques. S’accaparer le titre de « représentant de l’Imam » sans un mandat écrit de sa part ni une désignation nominative offre au faqih chiite les fondements théoriques lui permettant d’organiser, de codifier et d’institutionnaliser son pouvoir au sein de sa communauté. Avec ce concept, le faqih chiite inaugure un troisième cycle dans le chiisme après ceux de la prophétologie et de l’imâmologie. Au cours de ce nouveau cycle, le faqih devient la nouvelle expression du sacré dans le chiisme. Le fidèle chiite quant à lui, vit sa religiosité à travers les représentants de l’Imam caché dans ce troisième cycle de l’histoire du chiisme duodécimain.

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[1] Al-Nawbakhti, Firak al-shia, Beyrouth, manshourat al-Rida, 2012, p.151.
[2] Al-Sadouk, Kamal al-din, Beyrouth, mouassasat al-A’lami, 2004 , pp.313-440.
[3] Al-Moufid, al-Masail al-achra fi al-gayba, Qum, Dalil ma, 2005, pp.95-96.
[3] Al-Moufid, Awail al-maqalat fi al-mazahib wa al-moukhtarat, Beyrouth, dar al-Kitab al-islami, 1985, p. 41.
[4] Al-Moufid, Al-Mouqnia’, Qum, dar al-Huda, 2009 , pp.808.812.
[5] Abou Salah al-Halabi, Al-Kafi fi al-fiqh, Asfahan, maktabat al-Imam Ali, 1983, p. 450.
[6] Idem, p. 450.
[7] Idem, p. 421.