L’événement du califat

Le Prophète de l’Islam mourut. Une vie entièrement consacrée à la mission divine venait de s’éteindre.
Désormais la voix du Ciel s’est tue, les effusions de la Révélation sont arrêtées.
Son corps était encore à même le sol. ‘Ali, des membres du clan des Banou Hachem, ainsi que quelques autres compagnons étaient affairés à préparer les différents rites et services mortuaires précédant l’enterrement Ils n’étaient pas nombreux ceux qui alors étaient restés près du corps du Prophète.(1)
Les Ansârs, habitants de Médine qui accueillirent onze ans plutôt le Prophète, quittant la Mecque, s’étaient réunis dans la Saqîfa des Bani Sâ’ïda, pour débattre de la succession du Prophète, et décider comme bon leur semblerait ”
Omar reçut la nouvelle; il se rendit à la maison du Prophète -que Dieu prie sur lui ainsi que sur sa Famille-. Il envoya quérir Abu Bakr qui se trouvait chez lui, alors que ‘Ali était en train de préparer l’enterrement de l’Envoyé de Dieu. Abu Bakr fit savoir qu’il était occupé. Omar lui envoya encore quelqu’un avec ce message: “Un évènement vient de se produire; ta présence est indispensable!” Abu Bakr vint enfin à sa rencontre:
“Ne sais-tu pas, lui dit-il, que les Ansârs sont réunis dans la Saqîfa des Banou Sâ’ïda, et qu’ils s’apprêtent à désigner Sa’d ibn Ubâda à la tête des musulmans?” Et ils se hâtèrent en direction de la Saqîfa.
Sur le chemin, ils rencontrèrent Abu Ubayda ibn al-Jarrâh qui se joignit à eux.” (2)
L’écrivain égyptien sunnite, Ahmad Amin, connu pour ses positions virulentes à l’égard du chiisme, dit:
“Les compagnons du Prophète divergèrent au sujet de sa succession. Cette divergence se fit jour avant même son enterrement. Les grands compagnons prirent part aux conspirations, chacun cherchant à lui succéder, alors que ‘Ali s’occupait de la cérémonie mortuaire.
Seul ‘Ali et sa famille veillaient le corps du Prophète -que la paix soit sur lui et sur ses descendants-. Les autres compagnons ne marquèrent aucun respect à cet homme qui les avait sauvés des ténèbres de l’Ignorance et de l’égarement et les avait guidés sur la Voie de la Vérité. Ils n’attendirent même pas qu’il fut enterré pour se disputer son héritage. (3)
Le ton s’éleva lors de cette réunion, chacun essayant de faire désigner au califat celui pour lequel inclinait son désir. Les Ansârs, originaires de Médine, tirèrent argument de l’antériorité de leur adhésion à l’Islam, de l’honneur que leur fit le Prophète, et de leur combat dans la Voie de Dieu, et avancèrent leur candidat Sa’d ibn Ubâda, qu’ils amenèrent devant l’assemblée, alors qu’il était souffrant.
Quant aux Muhâdjirouns, ils tiraient prétexte de ce que le Prophète est comme eux, originaire de la Mecque, et de ce qu’ils avaient abandonné leur patrie, leurs proches et leurs biens, pour se porter au secours du Prophète et de la religion nouvelle: il est normal, leur semble-t-il, que le successeur du Prophète soit l’un d’entre eux.
Cet esprit de clan qui dominait les attitudes respectives les portait à l’extrémisme. (4)
Omar ibn al-Khattâb proposait la candidature d’Abu Bakr qu’il faisait appuyer par un certain nombre de ses amis, n’hésitant pas à user de la menace.
Abu Bakr prit la parole disant:
“Dieu a envoyé Muhammd -que la paix de Dieu soit sur lui et sur ses descendants-, comme envoyé à Sa création, et comme témoin contre Sa communauté, afin que les hommes adorent Dieu en toute unicité. Alors qu’à part Dieu, ils adoraient d’autres divinités multiples, prétendant qu’elles intercèderaient pour eux auprès de Lui. Ces idoles n’étaient que pierre taillée, et bois sculpté.”
Il lut alors deux versets du Coran, le premier fut le verset 18 de la Sourate 10 Jonas (Younas):
“Et ils adorent, hormis Dieu, ce qui me leur nuit pas et ce qui me leur est point utile, en disant: Voici mos intercesseurs auprès de Dieu.”,
et le second, le verset 3 de la Sourate 39 Les Groupes (Az-Zumar):
“Ceux qui ont pris des patrons (‘awliyâ’), en dehors de Dieu, disent: Nous me les adorons que pour qu’il mous rapprochent tout près de Dieu.”
Puis Abu Bakr continua ainsi:
Il était très difficile pour les Arabes de renoncer à la religion de leurs ancêtres. Cependant, Dieu a accordé aux premiers Emigrés la faveur de croire dans le Prophète et dans sa mission, de lui prêter secours et d’endurer avec lui, malgré les vexations de leur peuple et les accusations de mensonge à leur endroit.
Tous étaient contre eux, cherchant à leur nuire. Ils furent les premiers à adorer Dieu sur la terre, à croire en Dieu et à Son Envoyé. Ils sont ses parents et sa Famille. Ils sont ceux qui ont le plus de droit sur cette affaire, après lui. Seul un injuste pourrait le leur contester. Quant à vous, les Ansârs, dont on ne peut nier le mérite dans la religion, ni les services énormes rendus à l’Islam, Dieu vous a agréés comme les défenseurs de Sa religion et de Son Envoyé. Il se dirigea vers vous quand il émigra; il choisit chez vous la plupart de ses épouses, et fit de vous ses compagnons.
Pour nous, il n’y a personne -après les premiers Muhâdjirs (les émigrés)- qui soit de votre rang. Nous sommes les chefs et vous êtes les ministres! On ne cessera jamais de vous consulter, et nous ne dirigerons pas sans vous!”
Puis al-Hubâb ibn al-Mundhir ibn al-Janrouch se leva et dit:
“Ö Ansârs! Ne comptez que sur vous-mêmes! Car vos opposants sont (comme) vos prisonniers vivant à votre ombre!
Personne -fut-ce le plus audacieux- n’osera s’opposer à vous. Les gens ne pourront que prendre votre parti. Vous avez la puissance et la richesse; vous avez le nombre et l’expérience; la rigueur et le salut Tout le monde attend de voir ce que vous allez faire. Ne divergez pas sinon votre position se distordra, et l’affaire prendra un cours qui vous sera contraire. Et si ces hommes refusent mes propos, qu’ils prennent un chef et que nous en prenions un autre!”
Omar dit:
“A Dieu ne plaise! Deux rois ne peuvent occuper un seul trône! Par Dieu, Les Arabes n’accepteront pas de vous agréer comme chef, alors que leur Prophète n’est pas de vous. Mais les Arabes ne s’interdiront pas de confier leurs affaires à des hommes chez qui est apparue la Prophétie, et auxquels appartient leur dirigeant. Nous avons à ce sujet, et à l’encontre de tout opposant parmi les Arabes, la preuve manifeste et la persuasion claire.
Qui nous disputera l’autorité de Muhammd et le domaine où s’exerçait cette autorité, à nous qui sommes ses proches et sa famille, sinon un faux contestataire, un malveillant ou un criminel!” al-Hubâb ibn al-Mundhir se leva et dit:
“Ô Ansârs! Défendez-vous, et n’écoutez-pas ce que dit cet homme, ni ses amis, sinon ils vous dépouilleront de tout ce qui vous revient dans cette affaire. S’ils refusent d’acquiescer à votre demande, alors exilez-les, et emparez-vous du pouvoir! Car, par Dieu, vous avez plus de droit qu’eux! C’est par vos épées que ceux qui n’avaient pas de religion en ont aujourd’hui une.”
Omar dit:
“Alors, que Dieu te tue!”
Et ils se bagarrèrent…
Abu ‘Obeyda dit alors:
“Ô Ansârs! vous fûtes les premiers à défendre et à aider le Prophète; ne soyez pas les premiers à changer et à bouleverser les choses.” (5)
Puis Bachir ibn Sa’d (un cousin de Sa’d ibn Ubâda qui était contre lui) se leva pour approuver les paroles de Omar:
“Ô Ansârs! Par Dieu, bien que nous ayons eu quelque vertu à combattre les polythéistes, et quelque antériorité dans cette religion, nous n’eûmes d’autre intention en cela que la satisfaction de notre Seigneur, l’obéissance à notre Prophète, et l’acquisition de bonnes œuvres pour nous-mêmes. Il n’est pas convenable d’en tirer de l’orgueil devant les gens. Muhammd-que les salutations divines soient sur lui et sur ses descendants-est de (la tribu de) Qoreïch, et sa tribu a plus de droit sur lui que nous. Je souhaite que Dieu ne me verra jamais en train de contester ce droit. Craignez Dieu, et ne vous opposez pas à eux et ne leur disputez pas ce droit!”
Abu Bakr dit alors:
“Voici Omar et Abu Obeyda! Prêtez serment d’allégeance à celui d’entre eux que vous voulez!”
Ces deux derniers dirent:
“Non, par Dieu, nous ne prendrons jamais cette charge alors que tu es parmi nous. Tu es le meilleur des Mudâjirouns, le “deuxième des deux, quand ils se trouvaient dans la grotte” (Coran), et celui que le Prophète a désigné pour diriger la prière en son absence. Or, la prière est ce qu’il y a de mieux dans la religion des musulmans. Qui donc devrait avoir la précellence sur toi, et prendre cette charge contre toi! Tends la main afin que nous te prêtions allégeance!”
Comme ils allaient lui prêter serment, Bachir ibn Sa’d se hâta et les précéda. Il fut le premier à prêter serment à Abu Bakr.
Al-Hubâb ibn al-Mundhir l’interpella alors en ces termes:
“Ô Bachir, que tu sois abandonné des tiens! Quel besoin avais-tu de faire ce que tu as fait? Voulais-tu par jalousie empêcher ton cousin d’accéder à la charge de chef?”
Il répondit:
“Non, par Dieu! Non, par Dieu! mais je détestais de contester aux gens un droit que Dieu leur a reconnu.”
Quand les gens de (la tribu de) Aws virent l’acte de Bachir ibn Sa’d, ils se demandèrent s’ils ne valaient pas mieux suivre son exemple, et abandonner Sa’d ibn Ubâda, candidat du clan des Khazradji.
“Les Khazradji, dirent-ils, ne nous laisseront jamais une part de ce pouvoir; levons-nous et prêtons serment à Abu Bakr!”
Le projet des Khazradji fut rompu. Il y eut mêlée pour saluer Abu Bakr, et l’on faillit écraser Sa’d ibn Ubâda, gisant sur sa civière. Ses compagnons intervinrent pour le protéger des coups.
Omar dit: “Tuez-le! Que Dieu le tue!” Abdurrahman ibn Awf se leva pour dire:
“Ô Ansârs! Bien que vous ayez du mérite, il n’y a pas dans vos rangs, des hommes pareils à Abu Bakr, Omar et ‘Ali!” Al-Mudhir ibn al-Arqam répondit:
“Nous ne récusons pas le mérite de ceux que tu viens de nommer! Il y a parmi eux un homme qui ne serait contesté par personne, s’il demandait ce droit” (Il faisait allusion à ‘Ali ibn Abi Taleb) (6)
Un groupe d’Ansârs cria alors:
“Nous ne reconnaîtrons que ‘Ali!” (7)
Omar relatant plus tard ce fait dira:
“Il y eut beaucoup de confusion; les voix s’élevèrent au point que je craignis la division. J’ai alors dit: “Ô Abu Bakr, tends ta main, que je te prête allégeance!” (8)
Abu Bakr tendit la main; Bachir ibn Sa’d précéda les autres et s’empressa de lui prêter serment, puis Omar, puis ce fut le tour des Muhâdjirouns, et puis celui des Ansârs. (9)
En ce moment Omar et Sa’d ibn Ubâda se querellèrent. Abu Bakr intervint pour apaiser la querelle.
Sa’d ibn Ubâda dit à ses compagnons; “Faites-moi sortir de cette place!” et ses compagnons l’emmenèrent chez lui!” (10) Abu Bakr fut ensuite accompagné jusqu’à la mosquée pour y recevoir l’allégeance générale.
‘Ali qui était encore occupé au service mortuaire du Prophète, entendit l’appel à la prière s’élever de la Mosquée du Prophète et demanda à son oncle al-Abbâs: “Que se passe-t-il?”
Et son oncle lui dit:
“C’est horrible ce qu’ils sont en train de faire! Ne t’avais-je pas dit de tendre ta main afin que je te fasse serment d’allégeance?” Ibn Ishâq rapporte d’après Anâs ibn Mâlek ce qui suit:
“Le lendemain de son investiture dans la Saqîfa (le jour-même de la mort du Prophète, Abu Bakr prit place sur la chaire), Omar se leva et ordonnait que les hommes se lèvent et viennent prêter allégeance un à un à Abu Bakr. Après cette seconde cérémonie, les gens se rendirent auprès de la dépouille du Prophète. Cela se passait un mardi. On avait déposé le corps du Prophète sur son lit. Puis, par groupes successifs, les gens vinrent prononcer des prières sur lui.” (11)Abu Bakr et Omar n’ont pas assisté à l’enterrement du Prophète.” (12)
‘Ali, Abu Dharr, al-Miqdâd, Selmâne, Talha, Zubayr, Hodheïfa ibn al-Yamâne, Ubayy ibn Ka’b et d’autres semblables, n’avaient pas pris part à la. réunion dans la Saqîfa. Parmi les Muhâdijirouns, il n’y avait qu’Abu Bakr, Omar et Abu Obeyda, et quelques autres selon certaines traditions:
N’était-il pas nécessaire qu’on appelle les grandes personnalités présentes à Médine pour participer à la réunion, et entendre leurs avis sur cette question fondamentale?
Etait-il normal de considérer que cette réunion qui excluait les compagnons les plus éminentes pouvait siéger validement et décider du destin des musulmans?
Il est évident que l’investiture d’Abu Bakr fut improvisée, hâtive, et par conséquent forcée, puisqu’on ne donna pas le temps aux hommes -Présents ou absents- d’approfondir leurs réflexions, et de choisir en toute clarté.
C’est ce qui fera dire à Omar plus tard:
“L’investiture d’Abu Bakr fut une erreur. Dieu nous a préservés de ses mauvaises conséquences… Si plus tard quelqu’un vous invite à prendre une telle décision et agir de la sorte, tuez-le.” (13)
Cela dit, la désignation du deuxième calife par le premier, nous montre que la thèse de la désignation du calife par élection, après la mort du Prophète, était sans fondement. Aucun texte prophétique n’en atteste la validité. S’il en était autrement, on n’aurait pas suggéré au premier calife de désigner lui-même nommément son successeur, afin d’épargner à la communauté les vagues de la sédition et de la corruption, après sa mort. (14)
Abu Bakr lui-même avait dit:
“Si Abu Obeyda était encore vivant, il aurait été le plus qualifié pour cette charge, car j’ai entendu le Prophète dire à son sujet: “Il est le garant de cette Communauté!” et si Sâlem, le maître d’Abu Hodheï fa était vivant, il aurait lui aussi été le plus qualifié pour cela, car j’ai entendu le Prophète dire à son propos: “Il est un ami de Dieu!” (15)
Comment ont-ils pu dire alors que l’Envoyé de Dieu n’a choisi personne comme son successeur avant sa mort?
D’autre part, le choix du troisième calife, n’avait pas été fait conformément à une règle coranique ou prophétique, et ne s’appuyait pas non plus sur la “vox populi”; et s’il appartenait au calife de désigner de son vivant, son successeur, pourquoi a-t-il délégué cette charge à un Conseil de six personnes?
Si le choix de l’imam était un droit de la communauté, en vertu de quel argument religieux, le deuxième calife lui a-t-il enlevé ce droit?
Plus encore, devrait-il se permettre de remettre ce droit dans les mains des six personnes qu’il avait choisis lui-même et qui ne pouvaient par conséquent pas être les représentants du peuple?
Le Coran n’ordonne-t-il pas au Prophète même de consulter ses Compagnons? (16)
Notes:
1-Ibn Kathîr: Târikh tome 5, p.260; al-Ya’qûbi: Târikh tome 2, p. Musnad tome 4, p. 104; Tabari: Târikh tome 2, p. 451; voir aussi: Usd al-Ghâba, tome 1, p.34; al-‘Aqd al-Farîd tome 3, p.61.
2-Tabari: Târikh tome 2, p. 456.
3-Dans son livre A’yan al-Ch î’ah tome 1, p.262.
4-Tabari: Târikh tome 5, p. 31; Ibn Kathîr: Kâmel tome 3, p. 3.
5-Ibn al-Hadîd: Charh Nadjial-Balâgha, tome 6, p.391.
6-Al-Ya’qûbi: Târikh tome 2, p. 103.
7-Tabari: Târikh tome 3, p. 208.
8-Ibn Hichâm: Sîrat tome4, p.336; Ibn Kathîr: Târikh tome 5, p.246.
9-Ibn Qoteyba: al.lmaat wal-Siyassat tome 2, p.9.
10-Tabari: Târikh tome 2, p.455 à 459.
11-Ibn Hichâm: S î rat tome 4, p.343; voir aussi: Riyâz al-Nazara tome 1, p. 164.
12-Voir: Kanz.ul- Ummâl tome 3, p. 140.
13-Ibn Hichâm: Sîrat tome 4, p.308; Ibn Kathîr et Tabari rapportent également cette parole de Omar (chacun dans son Târikh).
14-Ibn Qoteyba: al-Iamat wal-Siyassat tome 2, p. 19.
15-Voir à ce sujet: Le Târikh de Tabari et Ie Kamel de ibn Athîr.
16-Voir le Coran, sourate âle ‘Emrân, verset 159.