Le shi’isme ne doit pas être désigné comme une hétérodoxie

 

Le shi’isme ne doit pas être désigné comme une “hétérodoxie” par rapport à un sunnisme qui serait l'”orthodoxie” islamique. Il n’y a ni concile ni autorité pontificale en Islam pour déterminer ces positions dogmatiques, et l’idée de majorité n’est pas plus l’équivalent d’orthodoxie que celle de minorité n’est l’équivalent d’hétérodoxie. Le shi’isme représente une certaine manière de comprendre et de vivre l’islam qui remonte jusqu’aux origines de celui-ci, c’est-à-dire au vivant même du prophète.

Le mot “shi’isme” est bizarrement formé en français par l’adjonction d’un suffixe tiré du grec au mot arabe shi’a;. La racine d’où provient ce dernier connote l’idée de suivre, d’accompagner. La shi’a;, c’est l’ensemble des adeptes, de l’école (il y a, par exemple, la shi’a; de platon). Au sens strict du mot, la shi’a;, le shi’isme, s’applique essentiellement aux fidèles qui professent la foi en la mission des Douze Imams, c’est-à-dire les shi’ites duodécimains ou imamites tout court (le mot imam; veut dire guide, principalement au sens spirituel). Au sens large, le mot peut désigner une vaste famille en mesure de se réclamer d’une ascendance shi’ite. Dans cette famille entrent les Ismaéliens (comme shi’ites septimaniens, différenciés des duodécimains à partir du VIIe Imam), et subsidiairement les Druzes et les Nosayris. D’autres branches, tel le zaydisme (au Yémen), forment en quelque sorte transition avec le sunnisme.

Après le bref éclat jeté par les princes iraniens shi’ites de la dynastie des Bouyides (Xes.), qui furent un moment les vrais maîtres de l’empire ‘abbaside, le shi’isme duodécimain eut à traverser des siècles de persécution qui le réduisirent à la clandestinité. C’est seulement avec l’avènement de la dynastie safavide au XVIesiècle et la reconstitution de la souveraineté nationale iranienne qu’il put revivre au grand jour, ce qui ne veut nullement dire que la pensée shi’ite soit une création de l’époque safavide. La quasi-totalité de la population iranienne professe de nos jours le shi’isme; aussi bien, dès les origines, le shi’isme avait-il pris fortement racine en Iran. Il y a, en outre, de forts îlots shi’ites en ‘Iraq (où sont les lieux saints: Najaf, Karbala, Kazimayn), au Liban, en Syrie, dans l’Inde, au pakistan…, mais les statistiques, quand il y en a, ne fournissent pas des données numériques qui soient hors de doute. Aussi bien, par sa “discipline de l’arcane”, le shi’isme échappe-t-il plus que toute autre formation religieuse aux statistiques.

Les périodes On peut à grands traits distinguer quatre périodes dans l’histoire du shi’isme duodécimain.

La première période est celle des saints Imams et de leurs adeptes et familiers. Elle s’étend jusqu’à la date qui marque le début de la “Grande Occultation” (al-ghaybat al-kobra;) du XIIe Imam (329/940). Cette même date est celle de la mort de l’un des premiers grands théologiens shi’ites, Mohammad ibn Ya’qub Kolayni, qui rassembla en un corpus de plusieurs dizaines de milliers de hadith; les traditions rapportées des Imams, lesquelles, constituant la sunna; ou tradition proprement shi’ite, sont aussi la source de toute pensée shi’ite.

Une deuxième période s’étend depuis cette date jusqu’à la mort du grand philosophe et théologien shi’ite, mathématicien et astronome, Nasir al-din Tusi (mort en 1274), celui qui, lors du sac de Baghdad par les Mongols (1258), réussit à sauver le quartier et la population shi’ites. pendant cette période, les théologiens continuateurs de Kolayni poursuivent l’élaboration du corpus; des traditions shi’ites formant plusieurs grandes sommes (celle d’Ibn Babuyeh Shaykh Saduq, celle de Shaykh Mofid, celle d’Abu Ja’far Tusi, etc.). D’autre part, avec Nasir al-din Tusi et ses élèves (notamment ‘Allameh Hilli), la pensée shi’ite duodécimaine s’élabore en une forme systématique qui, sans doute, vient ainsi postérieurement à celle des Ismaéliens, mais ceux-ci avaient bénéficié de l’intermède fatimide.

Une troisième période s’étend jusqu’à la renaissance safavide en Iran, au début du XVIesiècle, qui vit éclore avec l’école d’Ispahan la grande figure de Mir Damad (mort en 1631) et celle de ses nombreux élèves. Cette période fut extrêmement féconde et prépara cette renaissance même, qui ne s’expliquerait pas sans le travail qui la précéda. S’opère alors la jonction entre la pensée shi’ite et le courant issu de l’œuvre du grand théosophe mystique Ibn ‘Arabi; par là même sont renouvelés les termes dans lesquels se pose le problème des rapports originels entre le shi’isme et le soufisme. On évoquera simplement les grands noms et les œuvres massives de Shah Ni’matullah Wali, Haydar Amoli, Ibn Abi Jomhur, Sa’in al-din Torkeh Ispahani, Rajab Borsi, Shams al-din Lahiji, commentateur du célèbre mystique d’Azerbaïdjan, Mahmud Shabestari.

La quatrième période, qui s’étend de la renaissance safavide à l’époque actuelle, se caractérise par un magnifique essor pour la philosophie comme pour la spiritualité (au XVIIesiècle: Mir Damad, Sadra Shirazi, Mohsen Fayz, Qazi Sa’id Qommi; au XIXesiècle: les deux Zonuzi, Ja’far Kashfi, Shaykh Ahmad Ahsa’i et son école, Hadi Sabzavari).

Le phénomène religieux shi’ite en son essence Le phénomène shi’ite est en son essence un phénomène religieux, tel qu’il ne pouvait éclore qu’au sein d’une “communauté du Livre” (ahl al-Kitab;), c’est-à-dire rassemblée autour du “phénomène du Livre saint” révélé par un prophète. Il procède du fait que la première et la plus urgente question devant laquelle le “Livre saint révélé” mette la communauté du Livre est celle-ci: quel en est le sens vrai;? Ce sens vrai est-il ce qu’énonce l’apparence littérale, extérieure ou exotérique (zahir;)? Ou bien cette apparence littérale n’est-elle que la métaphore et le revêtement d’un sens caché intérieur ou ésotérique (batin;)? Ce problème est commun aux herméneutes du Qoran comme aux herméneutes juifs ou chrétiens de la Bible. La profession de foi commune à tout le shi’isme est que tout zahir; comporte un batin;, comme le déclare fermement un hadith; du prophète : “Le Qoran a un exotérique et un ésotérique; celui-ci à son tour a un ésotérique, ainsi de suite jusqu’à sept profondeurs ésotériques.” S’il en est ainsi, la mission de révéler l’exotérique et celle d’initier à l’ésotérique ne peuvent être confiées à la même personne. Il s’ensuit que l’idée shi’ite de l’herméneutique des niveaux de signification du Qoran a partie liée avec la prophétologie shi’ite elle-même. Au prophète incombe la mission de “révéler” la Loi religieuse, l’apparence exotérique que Dieu “fait descendre” (tanzil;) sur lui par l’intermédiaire de l’Ange. à l’Imam incombe de “reconduire” (ta’wil;) cette apparence littérale à sa source et origine (asl;), à son archétype ou Idée. La prophétologie se trouve ainsi nécessairement doublée par l’imamologie; figures du prophète et de l’Imam sont aussi inséparables que tanzil; et ta’wil;, zahir; et batin;. C’est pourquoi, selon le jugement shi’ite, pour que le fidèle soit non seulement un moslim; (musulman), mais un croyant authentique, un vrai mu’min;, il faut que sa shahadat;, son attestation de foi, se déploie en une triple phase : attestation de l’Unité de l’Unique, attestation de la mission exotérique du prophète, attestation de la mission ésotérique des Imams.

Imam et prophète forment ainsi une bi-unité dont les deux termes sont indissociables. Ils sont une seule Lumière manifestée en deux personnes. C’est ce que le prophète Mohammad notifia à plusieurs reprises au IerImam, ‘Ali ibn Abi Talib, notamment et de la façon la plus solennelle dans le grand hadith; de l’investiture: “Tu es par rapport à moi comme Aaron par rapport à Moïse.” Ce rapport est confirmé par les hadith; dans lesquels l’Imam ‘Ali atteste que pas un mot du Qoran ne fut révélé au prophète sans que celui-ci ne l’ait instruit personnellement de la forme authentique du texte et de tous les sens cachés qu’il recélait, si bien que l’Imam était détenteur d’un Qoran intégral et authentique qu’au lendemain de la mort du prophète s’empressèrent de rejeter ceux qui imprimèrent alors à l’islam la direction historique… qu’ils lui imprimèrent. Cela explique les infirmités du textus receptus; (la version d’Osman) dénoncées depuis toujours par tous les shi’ites.

Le rapport entre Imam et prophète s’exprime, d’autre part, à l’occasion de l’analyse et de l’activation de concepts caractérisant en propre le shi’isme. C’est ainsi que le concept de nobowwat; (prophétie) s’articule en un triple concept: celui de nabi; (prophète tout court), celui de nabi-morsal; (prophète missionné), celui de rasul ;ou nabi; chargé de révéler une Loi nouvelle, un Livre nouveau. Mais, dans tous les cas, le concept de nabi; présuppose ici le concept shi’ite caractéristique de la walayat;, laquelle est la dilection divine, la prédilection et l’amour par lesquels Dieu sacralise ses amis (les “Amis de Dieu”, Awliya’ Allah;) dès la prééternité. Tout nabi; doit d’abord être un wali;, mais tout wali; n’est pas forcément un nabi;, la nobowwat; ne faisant que se surajouter à sa walayat;. D’où l’affirmation de la supériorité de la walayat; sur la nobowwat;, puisque celle-ci présuppose la première et n’est qu’une mission ad extra;: la walayat; est éternelle et permanente, la nobowwat; a un caractère temporaire. L’affirmation de la supériorité de la walayat; peut avoir des conséquences diverses; elle peut conduire à proclamer la supériorité radicale de l’Imam sur le prophète, du batin; sur le zahir;. (C’est l’esprit de l’ismaélisme réformé d’Alamut.) En revanche, les shi’ites duodécimains, en s’efforçant de garder l’équilibre entre batin; et zahir;, considèrent la supériorité de la walayat; sur la nobowwat; telle qu’elle se présente dans la personne du prophète, tandis que chez les Imams la walayat; dérive de celle du prophète.

Du même coup aussi se fait jour le contraste entre le concept sunnite du khalifat; et le concept shi’ite de l’imamat. De l’héritage temporel et de l’héritage spirituel du prophète le sunnisme n’envisage que le premier et sa transmission en la personne du khalife. Toutes les précellences intérieures que le shi’isme postule en la personne de l’Imam sont alors superflues. Il s’agit en somme d’un khalifat; sans walayat;, ne répondant à aucune nécessité a parte Dei;, puisque le khalifat; ne concerne que la bonne marche des affaires sociales et politiques; bref, la conception sunnite de l’imamat en la personne du khalife est une conception purement séculière et temporelle. En revanche, la conception shi’ite de l’Imam comme Wali Allah;, l'”Ami de Dieu”, est une conception qui investit l’Imam d’une fonction cosmique sacerdotale et fait de lui, comme Homme parfait, le pôle mystique (qotb;) grâce auquel le monde de l’homme persévère dans l’être. Les auteurs shi’ites ont beaucoup insisté sur ces aspects. Certains estiment que Mohammad, n’ayant accepté d’être qu’un “serviteur prophète”, et non pas un “roi prophète”, ne pouvait transmettre aux Imams, ses successeurs, qu’une royauté spirituelle, non pas une royauté temporelle. Aussi, pas plus qu’il n’y aurait de sens à faire élire un prophète par les hommes, il n’y en aurait à ce que fût élu l'”Ami de Dieu”, l’Imam, qui est le pôle de tous les Amis. La walayat;, en tant que charisme propre de l’Imam et comme charisme que présuppose toute mission prophétique, est définie couramment comme étant “l’ésotérique de la prophétie et de la mission prophétique”. Elle règle donc bien le rapport entre zahir; et batin;, entre prophétie et imamat. Le concept métaphysique qui fonde ce rapport est celui de la Haqiqat mohammadiya; ou “Réalité mohammadienne éternelle”.

La théophanie et le plérome des Quatorze Immaculés Le shi’isme professe une théologie apophatique rigoureuse (la via negationis;, le tanzih;) :

la déité en soi est inconnaissable, insondable, ineffable, imprédicable…, c’est l’Absconditum;, l’abîme de Silence auquel se sont référées toutes les gnoses. Cet Absconditum; ne devient connaissable que par les figures qui en sont les théophanies et les manifestations. La théophanie primordiale constitue cette Réalité mohammadienne métaphysique (Haqiqat mohammadiya;) dont le thème est l’équivalent, pour la pensée shi’ite, des théologies du Logos; dans le néo-platonisme et dans le christianisme.

philosophes et théosophes sont d’accord pour méditer en la Haqiqat mohammadiya; une double “dimension” intelligible: du côté des créatures, dimension ad extra;, qui est son côté exotérique, lequel correspond à la prophétie et à la personne du prophète ordonnée à l’exotérique; l’autre “dimension”, du côté de la présence divine, qui est son côté intérieur, ésotérique, correspondant à l’imamat et à la walayat;. Le Logos; mohammadien englobe donc quatorze entités ou éons de Lumière: ce sont, considérées à leur niveau métaphysique de personnes de Lumière (shakhs nurani;), les personnes du prophète, de Fatima sa fille et des Douze Imams. Leur ensemble est désigné comme le plérome des “Quatorze Immaculés” (ceux qu’aucune faute ni souillure ne peuvent atteindre). Le prophète en représente donc le zahir; ou exotérique; le plérome des Douze Imams en est le batin; ou ésotérique; Fatima est le confluent de ces deux Lumières, prophétie et imamat, qui en leur leur essence sont une seule et même Lumière.

Les Douze Imams sont les suivants : I. ‘Ali ibn Abi Talib, émir des croyants (mort en 661); II. al-Hasan al-Mojtaba (669); III. al-Hosayn, le “prince des martyrs”, par référence à la tragédie de Karbala; IV. ‘Ali Zaynol ‘Abidin (711); V. Mohammad al-Baqir (733); VI. Ja’far al-Sadiq (765); VII. Musa al-Kazim (799); VIII. ‘Ali Reza (818); IX. Mohammad Jawad al-Taqi (835); X. ‘Ali al-Naqi (868); XI. Hasan al-Askari (874); XII. Mohammad al-Qa’im al-Mahdi al-Hojjat, l’Imam de la Résurrection. Ce sont ces figures qui polarisent la spéculation aussi bien que la dévotion shi’ite (laquelle a largement développé l’usage et les textes des liturgies privées).

Beaucoup plus qu’en leur fugitive apparition historique, c’est en leur réalité pléromatique de lumière que ces figures sont contemplées. écartons tout malentendu. La limitation du nombre des Imams à douze résulte aussi bien des vertus arithmosophiques du nombre douze (vérifiées dans les structures de l’être, dans celle du zodiaque, celle du Temple de la Ka’ba, etc.) que de plusieurs hadith; du prophète proclamant expressément que ce nombre est limité à douze. On peut même dire que cette limitation entraîne eo ipso; l’occultation présente du XIIe. Contrairement à ce que l’on entend dire parfois, la succession imamique n’est point un privilège de la descendance charnelle; celle-ci n’a jamais suffi à elle seule; il y faut en outre la ‘ismat; (la toute-pureté) et le nass; (désignation expresse par l’Imam antérieur). Aussi bien la parenté terrestre des Imams en ce monde n’est-elle que le symbole de leur parenté pléromatique; et l’Imam Ja’far déclarait: “Mon attachement spirituel (walayat;) pour le IerImam a plus d’importance que l’ascendance charnelle qui me rattache à lui.”

par la double “dimension” de la Haqiqat mohammadiya;, on voit comment se noue primordialement le lien entre zahir; et batin;. par la fonction des figures théophaniques, on comprend pourquoi tant d’auteurs shi’ites ont répété que sans l’Imam le tawhid; était impossible (cf. la triple shahadat; décrite ci-dessus). La déité en soi, étant inconnaissable, ne peut recevoir ni nom ni attribut sans que sa transcendance soit violée. C’est pourquoi, en de nombreux hadith;, les Imams ont répété: “C’est Nous qui sommes les Noms, les Attributs… la Face de Dieu, la Main de Dieu, etc.” Rapporter à la déité en soi ces noms et attributs, c’est faire de l’anthropomorphisme (tashbih;); se contenter de les lui dénier ou de les allégoriser, c’est tomber dans l’agnosticisme (ta’til;). L’imamologie est la voie royale qui préserve de l’un et l’autre abîme et qui eo ipso; résout la question des prétendus anthropomorphismes du Qoran. Cette fonction théophanique de l’imamologie fait remplir à celle-ci en théologie shi’ite un rôle homologue à celui de la christologie en théologie chrétienne, mais toujours avec une préférence pour les solutions rejetées par les conciles de l’église; le rapport entre le lahut; (divin) et le nasut; (humain) de l’Imam est beaucoup plus proche des christologies de type gnostique.

Les cycles de l’histoire sacrée et la parousie du XIIe Imam

Les deux dimensions, exotérique et ésotérique, de la Haqiqat mohammadiya; correspondent aux deux mouvements, descente (nozul;) et remontée (so’ud;), de la Lumière mohammadienne (Nur mohammadi;). La descente de cette Lumière en ce monde, c’est essentiellement la mission exotérique des prophètes aboutissant à la mission terminale et récapitulative de Mohammad, le “Sceau des prophètes”. Le mouvement de remontée est essentiellement opéré par le ta’wil;, l’herméneutique des textes prophétiques dont le ministère incombe aux Imams (le mot ta’wil; veut dire “reconduire quelque chose à son origine”). La Haqiqat mohammadiya; est ainsi finalement la clef de la hiéro-histoire, assurant son axe d’orientation à la conscience religieuse fondée sur le “phénomène du Livre saint révélé”. C’est pourquoi un long hadith; explique qu’au cours de cette descente cette Lumière séjourna dans “douze Voiles de lumière” et qu’elle remonte à son origine à travers ces mêmes Voiles. Ces Voiles sont les Imams de l’ésotérique, typifiés là même comme douze millénaires. La théologie shi’ite se montre ainsi comme un cas exemplaire de ce que les historiens des religions ont appelé ailleurs “théologies de l’Aion;” (Aion;: âge total d’un monde). Les douze millénaires du zoroastrisme en sont un cas tout aussi remarquable et bien antérieur. C’est même l’un des points sur lesquels se révèle la continuité secrète de la conscience religieuse iranienne, de l’Iran mazdéen à l’Iran shi’ite. Bien entendu, les douze millénaires ont un sens arithmosophique; ils ne donnent pas une chronologie positive. La Lumière mohammadienne descendue en ce monde (par une épiphanie qui n’est jamais une incarnation) s’est transmise de prophète en prophète; ensuite, elle effectue sa remontée, d’Imam en Imam. Avec l’idée de ce double cycle, l’orientation de la conscience shi’ite apparaît comme essentiellement eschatologique.

par là même, on entrevoit l’importance de la Figure qui couronne cet édifice de la hiéro-histoire, à savoir le XIIeImam. Les deux mouvements de descente et de remontée de la Lumière mohammadienne constituent respectivement le “cycle de la prophétie” et le “cycle de la walayat;”, lequel est celui de l’initiation spirituelle des “Amis de Dieu”. Il y eut six grands prophètes annonciateurs d’une Loi (Adam, Noé, Abraham, Moïse, Jésus, Mohammad); chacun d’eux eut successivement ses douze Imams, le douzième assurant la transmission au prophète de la période suivante. Le XIIeImam de la période mohammadienne, “prophète du VIIe Jour”, n’apportera pas, lors de sa parousie, une shari’at; nouvelle, mais la révélation (le ta’wil;) du sens ésotérique de toutes les révélations. Aussi sera-t-il l’Imam de la Résurrection (Qa’im al-qiyamat;). Du sentiment eschatologiqueeschatologique commun au zoroastrisme et au shi’isme jaillit l’idée d’une périodisation des “âges du monde”. On relèvera qu’une telle idée axée sur l’eschatologie fit éclosion en Occident, au XIIesiècle, chez Joachim de Flore et ses disciples. à très grands traits, le “cycle de la nobowwat;” correspondrait à l’idée joachimite du règne de l’église de pierre, tandis que le “cycle de la walayat;” correspondrait à l’idée joachimite de l’église de Jean -et cela d’autant mieux que de part et d’autre l’idée de cycle ou de règne connote un sens existentiel plutôt que chronologique, puisque l’on peut être “objectivement contemporain” de l’un tout en appartenant intérieurement déjà à l’autre. Il importe, pour la phénoménologie de la conscience religieuse, que de telles convergences soient relevées, car elles permettent de donner toute leur valeur symptomatique à d’autres faits, au fait, par exemple, que certains penseurs shi’ites identifient nommément le XIIe Imam avec le paraclet annoncé dans l’évangile de Jean, et d’autres avec le Saoshyant; des zoroastriens.

peut-être y a-t-il là autant de virtualités qu’appellera à éclore l’avenir d’une histoire religieuse encore inachevée. Car, en fin de compte, ce qui récapitule la différence entre la conception sunnite et la conception shi’ite de l’islam est peut-être ceci: l’islam sunnite constate que le cycle de la prophétie est clos -le “Sceau des prophètes” est venu, il n’y a plus rien à attendre -, cependant, tout le monde admet que l’humanité ne peut pas se passer de prophètes. Telle est la situation pathétique dans laquelle le shi’isme refuse de sombrer. Il admet, certes, lui aussi, que le cycle de la prophétie législatrice est définitivement clos.

Mais, avec le départ du dernier prophète, quelque chose de nouveau a commencé: le cycle de la walayat; tendu vers cet horizon eschatologique qui garantit à l’humanité qu’elle a encore quelque chose à attendre. Le garant de cette Attente est ce XIIe Imam fugitivement apparu, pour entrer, tout enfant encore (à l’âge de cinq ans), le jour même de la mort de son père, dans une première “occultation” (874), au cours de laquelle il fut encore visible à quelques dignitaires. Quelque soixante-six ans plus tard (940), il entre dans l'”Occultation majeure” (al-ghaybat al-kobra;). à la fois présente au passé de l’Histoire et au futur de la Résurrection, seule cette Figure peut dominer le temps “entre les temps”. Notre temps de l’Occultation majeure est un temps “entre les temps”. L’Imam de notre temps (sahib al-zaman;) reste “invisible aux sens mais présent au cœur de ses fidèles”.

C’est ainsi que le XIIe Imam, Mohammad al-Qa’im, fils de l’Imam Hasan al-Askari, est; lui-même l’histoire de la conscience shi’ite depuis dix siècles. à cette histoire appartient un essor philosophique inconnu en Islam ailleurs que dans la perse shi’ite. Une philosophie des palingénésies et des métamorphoses comme celle de Sadra Shirazi (mort en 1640) correspond typiquement aux perspectives qu’ouvre l’horizon paraclétique du XIIe Imam. Sadra Shirazi fut lui-même le génial continuateur de Sohrawardi, shaykh al-Ishraq;. Celui-ci ressuscita délibérément, au XIIesiècle, dans l’école des ishraqiyun; (les “Orientaux”) la théosophie des Sages de l’ancienne perse; et toute la culture spirituelle iranienne en a depuis lors été marquée. Les convergences relevées ci-dessus prennent alors toute leur valeur.

Une grave question demeure, celle des rapports originels entre shi’isme et soufisme. Les développements qui précèdent permettent peut-être d’y donner déjà une réponse laconique et provisoire. Il y a, certes, des tariqat; ou congrégations soufies shi’ites, et l’arbre généalogique de presque toutes les tariqat;, même sunnites, remonte à l’un des saints Imams. Mais la gnose shi’ite comme telle (‘irfan-e shi’i;) estime qu’elle est elle-même la “tariqat” ou voie spirituelle, sans avoir besoin des; “tariqat” organisées. à cette occasion même, on ne saurait clore cet article sans mentionner l’éthos fondamental de la spiritualité shi’ite, disons en bref un éthos qui est celui des “compagnons du XIIeImam”. Sur cet éthos profond s’est édifiée toute l’éthique de la fotowwat; (persan javanmardi;), terme que l’on ne peut mieux traduire que par éthique de la chevalerie de la foi, éthique de chevalerie mystique. Il y a un cycle de la fotowwat; qui double, en quelque sorte, le cycle de la walayat;. C’est un idéal vivant au cœur du shi’isme iranien. Il s’est manifesté dans tous les domaines, depuis le soufisme jusque dans les corporations de métiers, en donnant un sens sacramentel à tous les actes de la vie. Il y eut le phénomène correspondant en Occident, notamment en France, où il est encore bien en vie, avec les “compagnons du saint Devoir”. Sans doute, en approfondissant les origines, la recherche pourrait-elle amplifier les comparaisons.

Le shi’isme iranien,

des Safavides à la Constitution de 1906 En lus de sa dimension théosophique, le shi’isme a une dimension historique originale sur laquelle la révolution islamique iranienne a attiré l’attention du monde entier. La théologie shi’ite entretient, en effet, un rapport particulier avec le pouvoir politique puisque, pendant l’occultation du XIIè. imam, seul souverain légitime de la communauté, tout pouvoir politique peut être un jour qualifié d’usurpateur. La situation historique de l’Iran ajoute à cette originalité : alors que le sunnisme y était jusque-là majoritaire, le shi’isme a été imposé dans ce pays par la dynastie safavide au XVIesiècle. Il y a été enrichi par la culture persane, mais l’Iran s’est retrouvé isolé entre l’empire ottoman et l’ensemble afghan-indien. En dépit de l’évolution qui a radicalisé la politisation du shi’isme en Iran, on n’oubliera pas que cette branche de l’islam n’a pas le monopole de la révolution islamique (qui agite beaucoup de pays sunnites); il ne faut donc pas voir systématiquement des shi’ites khomeynistes derrière tous les mouvements sociaux animés par des musulmans. Sur un total mondial d’environ 750 millions de musulmans en 1984, 85 millions sont shi’ites, parmi lesquels environ 30 millions en Iran (où ils représentent 85% de la population), 17 millions en Inde, 15 millions au pakistan, 6 millions en Irak (55% de la population), 4 millions en Afghanistan, 2 millions en U.R.S.S., 1 million au Liban (ils constituent un tiers de la population et y sont en progrès); il existe aussi de fortes minorités shi’ites dans les pays du golfe Arabo-persique, au Kenya et en Tanzanie.

En raison de l’importance du mouvement et de son rayonnement, l’histoire du shi’isme en Iran mérite néanmoins une particulière attention. Lorsque Shah Esma’il proclama le shi’isme religion officielle du royaume qu’il était en train de conquérir, en 1501, il se heurta à l’absence en Iran d’institutions juridico-théologiques shi’ites. pour gouverner, il avait besoin d’ulémas qui reconnussent la légitimité de son pouvoir et qui pussent faire appliquer la jurisprudence de l’école ja’farite (de Ja’far al-al-Sadeq, le VIeImam); la tradition shi’ite iranienne antérieure, isolée dans quelques villes et semi-clandestine, n’était pas assez forte pour donner aux groupes extrémistes qui considéraient les Safavides comme des chefs charismatiques (mahdi;) le contrepoids institutionnel qui assurât la pérennité du nouveau royaume. Des ulémas shi’ites originaires de Syrie (Jabal ‘Amel) et de Bahreyn vinrent donc leur prêter secours: ils trouvaient à la cour des Safavides une protection politique contre les vexations séculaires dont fut marquée l’histoire de leur communauté depuis les Douze Imams.

Ces théologiens s’assignèrent pour tâche d’éliminer, par étapes successives, les résistances des sunnites, et surtout celles des croyances marginales rivales de la nouvelle orthodoxie : les sectes mystiques musulmanes (noqtavi;, horufi;) et même les puissantes confréries soufies, qui avaient joué néanmoins un rôle dans l’implantation du shi’isme en Iran. Les persécutions n’épargnèrent pas les philosophes, ni la tribu des Qezelbash (groupe turkmène, dont les Safavides tenaient leur pouvoir charismatique), ni les zoroastriens: beaucoup durent se soumettre, disparaître ou s’enfuirent en Inde.

Le théologien le plus représentatif de ce shi’isme “safavide”, Mohammad Baqer Majlesi (mort en 1700), a non seulement animé la répression contre le soufisme, mais a aussi contribué à encombrer le dogme religieux d’une multitude de traditions tardives qui tendent à faire du shi’isme une doctrine doloriste, focalisée sur le culte des Imams martyrs, fixée dans l’attente d’une compensation eschatologique pour toutes les souffrances subies dans ce monde. Mais les théologiens de cette époque étaient également amenés à justifier leur propre autorité face à celle du souverain: la théorie prévalente voulait que les plus savants parmi les ulémas dans les sciences religieuses (Coran et tradition), les mojtahed;, fussent seuls fondés à interpréter la révélation et à faire appliquer en leur temps la loi de l’islam. Cette tendance se heurtait aux prétentions des Safavides à être les descendants des Imams et leurs représentants sur terre. Un compromis fut néanmoins trouvé, dans l’intérêt commun; par exemple, TahmaspIer (1524-1576) alla jusqu’à reconnaître au grand mojtahed Nuroddin ‘Ali Karaki le titre de lieutenant de l’Imam caché, et à ne gouverner lui-même que par une délégation de ses pouvoirs. Ainsi, des postes importants, tel celui de sadr; ou de “chef des molla;” (mollabashi;), assortis de donations qui les rendaient financièrement indépendants, donnaient une immense influence aux ulémas.

Contre cette tendance majoritaire du shi’isme, qu’on appelle osuli; (parce que les mojtahed exercent leur raison spéculative pour la mise en pratique des principes religieux, osul;), une autre tendance, appelée akhbari;, critique le jugement spéculatif, tenu pour une source d’innovations impies, et préconise le recours exclusif aux traditions rapportées des Imams (akhbar; ou “hadith”): les ulémas sont relégués dans le rôle de transmettre du savoir traditionnel, et n’ont donc aucune autorité particulière. La théorie akhbari, qui devint prépondérante pour une courte période après la chute des Safavides (1722), fut vivement combattue par un puissant théologien, Mohammad Baqer Behbahani (mort en 1794).

On retrouve cependant l’influence akhbari dans la doctrine sheykhi;, apparue au XIXesiècle, dans l’enseignement d’un théologien originaire de Bahreyn, Ahmad Ahsa’i (mort en 1826). Tout en donnant une interprétation mystique à l’eschatologie traditionnelle (notamment en professant la croyance en la résurrection des “corps spirituels”), le sheykhisme dépasse et récuse toute délégation de pouvoir aux ulémas, en affirmant qu’il y a, à chaque époque, un être parfait qui est le “garant de Dieu sur terre”. Cette doctrine élitiste (et socialement conservatrice) s’est répandue surtout à Kerman et dans le sud de l’Iraq. Son importance numérique est faible par rapport à la richesse de sa littérature et à ses conséquences historiques: développant l’idée qu’il y a communication entre un homme privilégié et l’Imam invisible souverain du monde, Seyyed ‘Ali Mohammad (né à Shiraz en 1819) prétendit être la “porte” (bab;) qui conduit à l’Imam et fonda le babisme. Quelles que soient les raisons socio-politiques du succès de cette nouvelle religion, qui abolit les préceptes de la loi islamique, les ulémas y virent un péril pour la communauté: ils déclenchèrent contre le babisme une répression sanguinaire, à laquelle était associé le pouvoir royal; le Bab lui-même fut exécuté à Tabriz (1850). Désormais, tout mouvement subversif qu’on voulait écraser était qualifié de babi;. Le baha’isme, issu du babisme, fut soumis à un même traitement: on l’accusait, en outre, d’être à la solde des puissances coloniales.

La confusion s’étendit jusqu’à poursuivre des réformateurs qui étaient inspirés par la haine de l’absolutisme et qui ont parfois cherché, pour lui donner plus d’ampleur populaire, à habiller d’arguments religieux l’aspiration à la justice et à la liberté politique. Le plus connu de ces penseurs politico-religieux, qui eut un immense rayonnement dans tout le monde islamique, est un théologien iranien shi’ite, Jamaloddin Asadabadi (1838-1897). pour avoir plus d’audience auprès des sunnites, il se fit passer pour l’un des leurs et se déclara afghan (“al-Afqani;”). Après plusieurs voyages en Inde, en égypte, en Turquie, en France et en Angleterre, il joua un rôle important en Iran où, après avoir échoué à convaincre le Shah de faire des réformes, il chercha à encourager la révolte contre la mainmise britannique (boycottage du monopole des tabacs en 1891-1892), à radicaliser dans le sens panislamique la prise de conscience sociale et politique des milieux éclairés et à renverser l’absolutisme. Jamaloddin fut l’inspirateur direct, depuis Istanboul, de l’assassinat de Naseroddin Shah (1896).

Le clergé traditionnel et le modernisme inspiré par l’Occident

La profonde influence de Jamaloddin et d’autres réformateurs plus ou moins marqués par l’idéal “séculariste” importé d’Occident était une menace pour les ulémas shi’ites traditionnels. Tantôt par opportunisme, tantôt par conviction, ou bien entraînés par les soulèvements populaires, certains des plus importants mojtahed de cette période, tel Mirza Hasan Shirazi (en ‘Iraq), ont joué cependant un rôle décisif dans la préparation et le succès de la Révolution constitutionnelle de 1906-1909. Contrairement aux ulémas sunnites, qui dépendent généralement de l’état, les ulémas shi’ites étaient financièrement indépendants, dotés de fondations pieuses ou entretenus par la taxe du khoms; (cinquième du revenu superflu), versée directement par les fidèles. La domiciliation en ‘Iraq (dans l’Empire ottoman) des lieux saints et des centres d’études théologiques des shi’ites, donnait en outre à ceux-ci la possibilité de résister au pouvoir central de Téhéran (cette situation s’est perpétuée pendant les quinze ans d’exil de l’ayatollah Khomeyni à Najaf).

La Constitution de 1906, qui donnait des droits au peuple, précisait (art.2 du Supplément) que le pouvoir du parlement est soumis au droit de veto de cinq ulémas choisis par les mojtahed pour contrôler la conformité à l’islam des lois votées. Celui même qui fut l’auteur de cet article, Sheykh Fazlollah Nuri, se retourna bientôt contre les révolutionnaires, dans lesquels il dénonçait des ennemis de l’islam et des agents de l’étranger (du modernisme et de la démocratie importés d’Europe). Il s’allia à Mohammad ‘Ali Shah, qui, à la faveur d’un coup d’état (juin 1908), suspendit la Constitution. Mais les révolutionnaires reprirent le pouvoir en juillet 1909, déposèrent le souverain absolutiste et firent exécuter le mojtahed intégriste : à partir de cette exécution, les ulémas les plus favorables à la révolution devinrent hésitants. Le modernisme les avait dépassés.

L’aboutissement de ce clivage entre un “clergé” (ruhaniyat;) conservateur et un modernisme agressif soumis aux intérêts des puissances occidentales est visible dès le règne de Reza Shah (1925-1941): pour fonder une nouvelle dynastie et sauver l’Iran du chaos, le nouveau chef d’état avait commencé par s’allier aux ulémas en leur donnant une garantie “morale” d’attachement à l’islam. Mais, dès la fin des années 1920, les mesures de laïcisation, parfois imitées du modèle kémaliste turc, soulevèrent l’indignation du clergé, désormais réduit au plus complet silence politique: étatisation de l’enseignement, de la justice, de l’enregistrement des actes notariés, des fondations pieuses; uniformisation du vêtement (pour porter l’habit de molla, il fallait se soumettre à un examen contrôlé par l’état); conscription obligatoire (sauf pour les étudiants en théologie officiellement reconnus), etc. La colère fut à son comble, notamment dans les villes religieuses de Mashhad et de Qom, lorsqu’un décret interdit aux femmes de se voiler en public et que la police se mit à leur arracher dans la rue le “tchador” traditionnel (1936). Une répression sanglante vint à bout des émeutes.

Le repli des ulémas devant les doctrines sécularistes envahissantes pouvait faire croire à un début d’éradication du shi’isme. D’une part, il est vrai, on voyait triompher, dans les sphères du pouvoir et chez les intellectuels, une philosophie rationaliste et humaniste porteuse d’un projet de démocratie à l’européenne (qu’on était incapable de concrétiser autrement qu’en l’imposant par la force) : c’était la franc-maçonnerie, ou encore la nouvelle religion du progrès et de la science rêvée par Ahmad Kasravi, célèbre historien et idéologue de l’époque; un groupe marxiste apparaît également, dont les membres survivants fonderont, en 1941, le parti Tudé; (communiste). Mais, d’autre part, à l’intérieur même des centres théologiques, des molla en habit sont tentés par un compromis moderniste et collaborent de près avec Kasravi. Certains profitent aussi du silence obligé du haut clergé pour critiquer fortement la dégradation des dogmes religieux en superstitions, le monothéisme islamique lézardé par la divinisation des Imams, le culte de leurs mausolées, et de nombreuses croyances eschatologiques inutiles qui servent, en réalité, à entretenir une véritable classe cléricale parasite. C’est le point de vue d’un théologien réformiste, Shari’at Sangalaji (mort en 1944), qui fut “excommunié” par ses pairs, et qu’on peut comparer au Syro-égyptien Rashid Rida (mort en 1935).

La vitalité du shi’isme traditionnel se fit sentir lorsque fut supprimée la censure à la chute de Reza Shah (1941): les femmes remirent leur voile, les cérémonies publiques du deuil des Imams furent à nouveau honorées, et divers mouvements politiques animés par des religieux manifestèrent le retour d’un projet islamique sur la société. Le mouvement le plus spectaculaire de cette époque est celui des Feda’iyan-e eslam; (“ceux qui se dévouent à l’islam”), une poignée de jeunes militants rassemblés autour d’un chef charismatique, Navvab Safavi. à vingt ans, Navvab décide d’en finir avec Kasravi: il échoue lui-même dans une première tentative d’attentat, mais un de ses compagnons réussit à tuer l’écrivain en mars 1946. L’organisation des Feda’iyan-e eslam, qui réunit de manière informelle et clandestine quelques dizaines de militants jeunes, réussit plusieurs autres coups qui lui assurent une notoriété mondiale : en 1949, l’assassinat du ministre de la cour, Hazir, et, en 1951, celui du puissant général Razmara, alors premier ministre. Elle soutint au début le Front national de Mosaddeq et de l’ayatollah Kashani, mais passe à l’opposition dès qu’elle constata que le Front national, une fois arrivé au pouvoir, ne se souciait pas de faire appliquer la loi islamique. Après une brève période de rapports ambigus entre eux et le pouvoir issu du coup d’état de 1953, les Feda’iyan furent démantelés, arrêtés, et cinq de leurs dirigeants exécutés (1956). Il n’en restait que le rêve d’un islam militant intégriste, à la manière d’une réponse possible au sécularisme imposé par l’oligarchie régnante.

D’autres participations des ulémas à la politique, telles que le concours de Kashani apporté à la nationalisation de l’Anglo-Iranian Oil Company, ou celui de Zanjani et Taleqani à la lutte contre Zahedi et Mohammad Reza Shah (après 1953), se sont heurtées à l’opposition du chef spirituel de la communauté shi’ite, l’ayatollah Borujerdi, qui fut le marja’-e taqlid; (littéralement “modèle à imiter”) entre 1946 et 1961. Le mojtahed qui porte ce titre est reconnu, par consensus général, comme étant le plus savant en sciences religieuses, et il exerce une influence considérable. Or Borujerdi était partisan de la cohabitation pacifique entre le pouvoir politique et le pouvoir religieux, et il entretenait des relations déférentes avec le Shah. Il se permettait seulement d’intervenir dans des cas rares où il estimait que l’islam était en danger, et le Shah avait coutume de ne pas le heurter. Ce n’est qu’après la mort de Borujerdi (1961), en l’absence d’un consensus pour le choix d’un successeur unique, que la communauté shi’ite put s’opposer de front au pouvoir et tenter de repenser le rôle de l’institution religieuse en général.

Khomeyni et la politisation du shi’isme Au cours de la période 1962-1964,

Khomeyni et la politisation du shi’isme Au cours de la période 1962-1964, l’ayatollah Khomeyni, reconnu par certains comme marja’-e taqlid, prend la tête d’une série de manifestations d’opposition, jusqu’à une véritable émeute en juin 1963. C’est l’époque où le Shah, pressé par l’administration Kennedy, met en place un train de réformes imposées: d’abord, il fait supprimer la mention du Coran dans les serments des élus aux assemblées provinciales, puis accorde le droit de vote aux femmes et impose enfin une réforme agraire, dont la troisième phase menace directement les ressources financières du clergé. Khomeyni, qui avait été arrêté plusieurs fois, est finalement exilé en octobre 1964, après un discours où il s’est élevé contre les nouvelles “capitulations” que représentaient à ses yeux le statut diplomatique accordé au personnel militaire américain en Iran. Tandis que l’ayatollah, à Najaf, continue d’être écouté par tous les religieux mécontents du régime impérial et qu’il élabore sa théorie intégriste du pouvoir, en Iran, différents groupes politiques islamiques luttent contre l’influence américaine et la corruption générale qui accompagne la “modernisation” du pays. Fondé en 1961 par Mahdi Bazargan, l’ayatollah Taleqani et Yadollah Sahhabi, le Mouvement pour la Liberté de l’Iran (Nahzat-e Azadi-e Iran; ) allie l’héritage nationaliste et libéral de Mosaddeq à un idéal politique islamique. Nombre de ses anciens membres se trouveront, lors de la Révolution islamique, aux premières places, mais parfois aux antipodes dans l’échiquier politique.

Ainsi, les Mojahedin du peuple, découragés par l’impasse du parlementarisme au milieu des années soixante, ont choisi la lutte armée (à l’instar des Feda’iyan du peuple marxistes-léninistes). Après une scission en 1975, dont est issu le mouvement marxiste peykar, les Mojahedin ont gardé la référence religieuse. Groupés après la révolution (à laquelle ils collaborèrent activement) autour de leur chef Mas’ud Rajavi, ils n’acceptèrent qu’avec réticence le pouvoir khomeyniste. De leur côté, les autorités de la République islamique voyaient dans les Mojahedin des militants fortement marxisés dont l’allégeance n’était pas fiable; ils les appelèrent les “diviseurs” (monafeqin;) du peuple. Après avoir subi une répression longue et larvée, les Mojahedin ont trouvé un bref répit en faisant une alliance tactique avec le président Bani-Sadr, puis une fois celui-ci destitué (juin 1981), ils sont passés à la révolte armée et ont été réprimés de façon implacable.

à l’opposé, d’anciens membres du Mouvement pour la liberté de l’Iran avaient opté pour la vision khomeyniste du pouvoir islamique. Tels Jalaloddin Farsi et Mohammad-‘Ali Raja’i (deuxième président de la République, tué en août 1981), ils vinrent, après la révolution, grossir les rangs du puissant parti clérical, le parti de la République islamique. L’idée centrale de ce parti, fondé par des proches disciples de Khomeyni, est de bâtir un système politique islamique où le clergé est investi d’un pouvoir quasi total: c’est la théorie du “règne du juriste-théologien” (velayat-e faqih; ).

Si, dans ses premières œuvres, Khomeyni n’étend pas cette théorie juridique shi’ite à la sphère du politique, il n’en était pas moins proche, en pensée et en amitié, des milieux intégristes radicaux et des assassins de Kasravi. Après avoir été, jusqu’en 1950 environ, professeur de mystique et de philosophie à Qom, il quitte cette chaire pour celle de droit islamique (feqh;) et unit l’inspiration mystique de ses débuts avec la rigueur du juridisme: il acquiert alors un grand ascendant sur le jeune clergé de Qom. L’exil lui permit de radicaliser ses positions: il dénie toute légitimité à un souverain héréditaire ou au suffrage universel. pour la première fois dans le shi’isme, un théologien revendique l’intégrité; du pouvoir légitime pour les ulémas, reconnus héritiers et transmetteurs de la tradition du XIIeImam en attendant son retour à la fin des temps. Cette théorie du velayat-e faqih fut incluse explicitement dans la Constitution de la République islamique d’Iran de 1979 (principe 5), malgré certaines incompatibilités avec des principes démocratiques qui y sont également reconnus. Khomeyni a été expressément proclamé faqih; en titre.

Après lui, si un accord ne se faisait pas sur un seul mojtahed, ce serait un conseil de plusieurs théologiens qui lui succéderait.

Une autre conception, radicalement différente, du contre-pouvoir islamique a été proposée par ‘Ali Shari’ati (1933-1977). Originaire de la région de Mashhad, Shari’ati fut initié aux thèmes du réformisme islamique à travers son père, Ostad Mohammad-Taqi Shari’ati, et aux luttes politiques par son engagement dans le Front national mosaddeqiste des années 1950. Au cours de ses études à paris (1959-1964), il s’intéresse de près à la lutte algérienne pour l’indépendance, sympathise avec Frantz Fanon -qu’il traduit en persan -et découvre une nouvelle dimension intellectuelle qu’il tente d’appliquer à l’islam : la pensée militante. Ses maîtres européens sont Jean-paul Sartre, Jacques Berque, Louis Massignon. Rentré en Iran, il subit la répression politique. Chassé de l’université de Mashhad, il fait d’un institut musulman récemment fondé à Téhéran sa principale tribune et se révèle comme étant un grand orateur, qui galvanise la jeunesse des lycées et des universités.

Ses grands thèmes sont l’éveil à la conscience de soi par l’islam, mais non par l’islam “cléricalisé” défiguré par les compromis avec le pouvoir depuis les Safavides:

Shari’ati se réfère aux vertus de l’islam de ‘Ali (le premier Imam), un islam militant, enthousiaste, généreux, débarrassé du poids des superstitions et des pleurnicheries. Malgré son langage libérateur, Shari’ati n’abordait pas directement les questions politiques. Tout au plus a-t-il décrit dans son œuvre (dont l’édition complète posthume couvre trente-deux volumes) les rouages d’une société idéale délivrée de toute tyrannie, dirigée par un sens communautaire et collectif de l’imamat : une sorte de socialisme islamique. Dangereux pour le clergé conservateur, dont il dénonçait l’hypocrisie et la trahison, comme pour le pouvoir politique du Shah, face auquel il proposait une idéologie qui mobilisait la jeunesse, Shari’ati fut mis en prison en 1973, et son institut, l’Hoseyniye Ershad, fut fermé. Libéré en 1976, il réussit à quitter l’Iran et mourut à Londres (son corps fut enterré à Damas). Son portrait et ses livres furent portés, comme ceux de Khomeyni, dans toutes les manifestations de la Révolution islamique. Néanmoins, le pouvoir clérical a fait interdire la reproduction de certains de ses ouvrages principaux et tente d’étouffer son influence jugée “corrosive” pour la jeunesse.

parmi les autres idéologues islamiques ayant participé à la politisation du shi’isme, il faut citer : Mohammad Baqer Sadr, un ayatollah qui a été assassiné par des agents ba’sistes à Najaf en 1980 et qui a défini les grandes lignes d’une économie islamique; Mortaza Motahhari, disciple de Khomeyni, philosophe théoricien du renouveau islamique et du pouvoir clérical, assassiné par le groupe Forqan (shari’atiste extrémiste) en 1979; Mahmud Taleqani, ayatollah très populaire, qui fut un ami des Feda’iyan-e eslam en même temps qu’il militait dans l’aile islamique du Front national. Taleqani a été, dans les années soixante, le théologien progressiste le plus souvent emprisonné; son œuvre écrite (notamment sur les problèmes économiques) et son action politique servaient de caution morale aux Mojahedin du peuple. Nommé prieur du vendredi (emamjom’e; ) de Téhéran en juillet 1979, il est mort peu après, laissant à Khomeyni le quasi-monopole du pouvoir idéologique à l’intérieur du clergé.

Cependant, en dehors du clergé, d’autres penseurs s’opposèrent au khomeynisme radical, jouissant d’une certaine influence en Iran, tel Mahdi Bazargan (né en 1905), qui, ingénieur de l’école centrale de paris, a, depuis les années quarante, voulu témoigner par ses écrits et son enseignement universitaire de la compatibilité de l’islam et de la culture moderne, y compris scientifique. Il a été premier ministre entre février et novembre 1979, son gouvernement, faible politiquement, représentant l’âge d’or du libéralisme conservateur. Il en va différemment d’Abo’l-Hasan Bani-Sadr, qui, né en 1934 dans un milieu clérical, mais tôt mêlé aux luttes du Front national, a élaboré, durant un exil de quinze ans à paris, un personnalisme islamique très complexe, exprimant en termes dogmatiques shi’ites une philosophie spontanéiste et non violente. Théoricien et économiste, il a incarné, au début de la Révolution islamique, l’espoir des jeunes intellectuels islamiques et de la moyenne bourgeoisie libérale. Il fut élu président de la République en janvier 1980. Malgré un entourage dynamique et compétent, il a progressivement cédé du terrain au clergé politique, mieux structuré, et finit par être destitué en juin 1981.

On aurait tort de réduire le shi’isme contemporain à une mosaïque d’idéologies politico-religieuses, même si la Révolution islamique a privilégié cet aspect. Le shi’isme est une manière différente de vivre l’islam, avec une sensibilité doloriste (le culte des Imams martyrs), un goût très vif pour les pèlerinages (notamment au mausolée de l’Imam Reza, à Mashhad et à celui de sa sœur Fateme Ma’sume, à Qom), une tradition ardente qui n’exclut pas la tolérance, et un intérêt pour le mysticisme. Le shi’isme insiste aussi sur les valeurs de justice et d’héroïsme, dont l’exemple a été donné par l’Imam Hoseyn, mort au combat, à Karbala, en 680. Les shi’ites croient que le retour du XIIeImam (caché depuis 874) marquera l’avènement d’un règne de justice. Ils fêtent sa naissance, quinze jours avant le Ramadhan, dans un débordement de joie populaire.

Enfin, si la tendance politisée du shi’isme semble l’emporter, la majorité des grands théologiens est restée fidèle à la ligne “quiétiste” traditionnelle, qui consiste à s’abstenir de toute participation directe à la politique. C’est le cas des ayatollah Kho’i (à Najaf), Golpayegani (Qom) et Qomi (Mashhad). Après un coup d’état manqué où l’ayatollah Shari’atmadari aurait été indirectement impliqué, ce vieux théologien a été réduit au silence par les autorités de la république islamique, à Qom (1982); mais il n’a pas perdu sa popularité, notamment en Azarbayjan.

Mentionnons aussi que les confréries soufies shi’ites subsistent en Iran malgré l’hostilité diffuse du clergé et après plusieurs vagues de persécutions depuis les safavides: des hommes (et des femmes, dans certains cas) animés d’une spiritualité mystique qui imprègne la poésie persane se rassemblent dans les Khaneqah; pour prier et étudier. L’ordre le plus important, celui des Ne’matollahi, a été fondé par Shah Ne’matollah Vali (mort en 1431), dont le mausolée, à Mahan près de Kerman, est un lieu de pèlerinage. Ramifié en plusieurs confréries représentées dans tout l’Iran, cet ordre a partiellement réduit ses activités après la révolution :

certains de ses Khaneqah ont été fermés, et plusieurs de ses dirigeants, qui avaient eu trop d’amitiés dans la classe politique de l’ancien régime, ont été contraints à l’exil. Cela ne veut pas dire que le soufisme ne touche que les classes supérieures; il est répandu aussi dans la petite bourgeoisie urbaine.

Le dynamisme remarquable du shi’isme contemporain, capable d’inventer des institutions politico-religieuses tout à fait nouvelles et de susciter dans le monde islamique un écho à côté duquel l’expansionnisme persan de l’ancien régime semble bien pâle, voisine avec des traditions enracinées dans une riche culture religieuse.

On ne peut donc plus désormais méconnaître l’importance de cette famille de l’islam.

Une grave question demeure, celle des rapports originels entre shi’isme et soufisme. Les développements qui précèdent permettent peut-être d’y donner déjà une réponse laconique et provisoire. Il y a, certes, des tariqat; ou congrégations soufies shi’ites, et l’arbre généalogique de presque toutes les tariqat;, même sunnites, remonte à l’un des saints Imams. Mais la gnose shi’ite comme telle (‘irfan-e shi’i;) estime qu’elle est elle-même la “tariqat” ou voie spirituelle, sans avoir besoin des; “tariqat” organisées. à cette occasion même, on ne saurait clore cet article sans mentionner l’éthos fondamental de la spiritualité shi’ite, disons en bref un éthos qui est celui des “compagnons du XIIeImam”. Sur cet éthos profond s’est édifiée toute l’éthique de la fotowwat; (persan javanmardi;), terme que l’on ne peut mieux traduire que par éthique de la chevalerie de la foi, éthique de chevalerie mystique. Il y a un cycle de la fotowwat; qui double, en quelque sorte, le cycle de la walayat;. C’est un idéal vivant au cœur du shi’isme iranien. Il s’est manifesté dans tous les domaines, depuis le soufisme jusque dans les corporations de métiers, en donnant un sens sacramentel à tous les actes de la vie. Il y eut le phénomène correspondant en Occident, notamment en France, où il est encore bien en vie, avec les “compagnons du saint Devoir”. Sans doute, en approfondissant les origines, la recherche pourrait-elle amplifier les comparaisons.

Le shi’isme iranien, des Safavides à la Constitution de 1906 En lus de sa dimension théosophique,

le shi’isme a une dimension historique originale sur laquelle la révolution islamique iranienne a attiré l’attention du monde entier. La théologie shi’ite entretient, en effet, un rapport particulier avec le pouvoir politique puisque, pendant l’occultation du XIIè. imam, seul souverain légitime de la communauté, tout pouvoir politique peut être un jour qualifié d’usurpateur. La situation historique de l’Iran ajoute à cette originalité : alors que le sunnisme y était jusque-là majoritaire, le shi’isme a été imposé dans ce pays par la dynastie safavide au XVIesiècle. Il y a été enrichi par la culture persane, mais l’Iran s’est retrouvé isolé entre l’empire ottoman et l’ensemble afghan-indien. En dépit de l’évolution qui a radicalisé la politisation du shi’isme en Iran, on n’oubliera pas que cette branche de l’islam n’a pas le monopole de la révolution islamique (qui agite beaucoup de pays sunnites); il ne faut donc pas voir systématiquement des shi’ites khomeynistes derrière tous les mouvements sociaux animés par des musulmans. Sur un total mondial d’environ 750 millions de musulmans en 1984, 85 millions sont shi’ites, parmi lesquels environ 30 millions en Iran (où ils représentent 85% de la population), 17 millions en Inde, 15 millions au pakistan, 6 millions en Irak (55% de la population), 4 millions en Afghanistan, 2 millions en U.R.S.S., 1 million au Liban (ils constituent un tiers de la population et y sont en progrès); il existe aussi de fortes minorités shi’ites dans les pays du golfe Arabo-persique, au Kenya et en Tanzanie.

En raison de l’importance du mouvement et de son rayonnement, l’histoire du shi’isme en Iran mérite néanmoins une particulière attention. Lorsque Shah Esma’il proclama le shi’isme religion officielle du royaume qu’il était en train de conquérir, en 1501, il se heurta à l’absence en Iran d’institutions juridico-théologiques shi’ites. pour gouverner, il avait besoin d’ulémas qui reconnussent la légitimité de son pouvoir et qui pussent faire appliquer la jurisprudence de l’école ja’farite (de Ja’far al-al-Sadeq, le VIeImam); la tradition shi’ite iranienne antérieure, isolée dans quelques villes et semi-clandestine, n’était pas assez forte pour donner aux groupes extrémistes qui considéraient les Safavides comme des chefs charismatiques (mahdi;) le contrepoids institutionnel qui assurât la pérennité du nouveau royaume. Des ulémas shi’ites originaires de Syrie (Jabal ‘Amel) et de Bahreyn vinrent donc leur prêter secours: ils trouvaient à la cour des Safavides une protection politique contre les vexations séculaires dont fut marquée l’histoire de leur communauté depuis les Douze Imams.

Ces théologiens s’assignèrent pour tâche d’éliminer, par étapes successives, les résistances des sunnites, et surtout celles des croyances marginales rivales de la nouvelle orthodoxie : les sectes mystiques musulmanes (noqtavi;, horufi;) et même les puissantes confréries soufies, qui avaient joué néanmoins un rôle dans l’implantation du shi’isme en Iran. Les persécutions n’épargnèrent pas les philosophes, ni la tribu des Qezelbash (groupe turkmène, dont les Safavides tenaient leur pouvoir charismatique), ni les zoroastriens: beaucoup durent se soumettre, disparaître ou s’enfuirent en Inde.

Le théologien le plus représentatif de ce shi’isme “safavide”, Mohammad Baqer Majlesi (mort en 1700), a non seulement animé la répression contre le soufisme, mais a aussi contribué à encombrer le dogme religieux d’une multitude de traditions tardives qui tendent à faire du shi’isme une doctrine doloriste, focalisée sur le culte des Imams martyrs, fixée dans l’attente d’une compensation eschatologique pour toutes les souffrances subies dans ce monde. Mais les théologiens de cette époque étaient également amenés à justifier leur propre autorité face à celle du souverain: la théorie prévalente voulait que les plus savants parmi les ulémas dans les sciences religieuses (Coran et tradition), les mojtahed;, fussent seuls fondés à interpréter la révélation et à faire appliquer en leur temps la loi de l’islam. Cette tendance se heurtait aux prétentions des Safavides à être les descendants des Imams et leurs représentants sur terre. Un compromis fut néanmoins trouvé, dans l’intérêt commun; par exemple, TahmaspIer (1524-1576) alla jusqu’à reconnaître au grand mojtahed Nuroddin ‘Ali Karaki le titre de lieutenant de l’Imam caché, et à ne gouverner lui-même que par une délégation de ses pouvoirs. Ainsi, des postes importants, tel celui de sadr; ou de “chef des molla;” (mollabashi;), assortis de donations qui les rendaient financièrement indépendants, donnaient une immense influence aux ulémas.

Contre cette tendance majoritaire du shi’isme, qu’on appelle osuli; (parce que les mojtahed exercent leur raison spéculative pour la mise en pratique des principes religieux, osul;), une autre tendance, appelée akhbari;, critique le jugement spéculatif, tenu pour une source d’innovations impies, et préconise le recours exclusif aux traditions rapportées des Imams (akhbar; ou “hadith”): les ulémas sont relégués dans le rôle de transmettre du savoir traditionnel, et n’ont donc aucune autorité particulière. La théorie akhbari, qui devint prépondérante pour une courte période après la chute des Safavides (1722), fut vivement combattue par un puissant théologien, Mohammad Baqer Behbahani (mort en 1794).

On retrouve cependant l’influence akhbari dans la doctrine sheykhi;, apparue au XIXesiècle, dans l’enseignement d’un théologien originaire de Bahreyn, Ahmad Ahsa’i (mort en 1826). Tout en donnant une interprétation mystique à l’eschatologie traditionnelle (notamment en professant la croyance en la résurrection des “corps spirituels”), le sheykhisme dépasse et récuse toute délégation de pouvoir aux ulémas, en affirmant qu’il y a, à chaque époque, un être parfait qui est le “garant de Dieu sur terre”. Cette doctrine élitiste (et socialement conservatrice) s’est répandue surtout à Kerman et dans le sud de l’Iraq. Son importance numérique est faible par rapport à la richesse de sa littérature et à ses conséquences historiques: développant l’idée qu’il y a communication entre un homme privilégié et l’Imam invisible souverain du monde, Seyyed ‘Ali Mohammad (né à Shiraz en 1819) prétendit être la “porte” (bab;) qui conduit à l’Imam et fonda le babisme. Quelles que soient les raisons socio-politiques du succès de cette nouvelle religion, qui abolit les préceptes de la loi islamique, les ulémas y virent un péril pour la communauté: ils déclenchèrent contre le babisme une répression sanguinaire, à laquelle était associé le pouvoir royal; le Bab lui-même fut exécuté à Tabriz (1850). Désormais, tout mouvement subversif qu’on voulait écraser était qualifié de babi;. Le baha’isme, issu du babisme, fut soumis à un même traitement: on l’accusait, en outre, d’être à la solde des puissances coloniales.

La confusion s’étendit jusqu’à poursuivre des réformateurs qui étaient inspirés par la haine de l’absolutisme et qui ont parfois cherché, pour lui donner plus d’ampleur populaire, à habiller d’arguments religieux l’aspiration à la justice et à la liberté politique. Le plus connu de ces penseurs politico-religieux, qui eut un immense rayonnement dans tout le monde islamique, est un théologien iranien shi’ite, Jamaloddin Asadabadi (1838-1897). pour avoir plus d’audience auprès des sunnites, il se fit passer pour l’un des leurs et se déclara afghan (“al-Afqani;”). Après plusieurs voyages en Inde, en égypte, en Turquie, en France et en Angleterre, il joua un rôle important en Iran où, après avoir échoué à convaincre le Shah de faire des réformes, il chercha à encourager la révolte contre la mainmise britannique (boycottage du monopole des tabacs en 1891-1892), à radicaliser dans le sens panislamique la prise de conscience sociale et politique des milieux éclairés et à renverser l’absolutisme. Jamaloddin fut l’inspirateur direct, depuis Istanboul, de l’assassinat de Naseroddin Shah (1896).

Le clergé traditionnel et le modernisme inspiré par l’Occident

La profonde influence de Jamaloddin et d’autres réformateurs plus ou moins marqués par l’idéal “séculariste” importé d’Occident était une menace pour les ulémas shi’ites traditionnels. Tantôt par opportunisme, tantôt par conviction, ou bien entraînés par les soulèvements populaires, certains des plus importants mojtahed de cette période, tel Mirza Hasan Shirazi (en ‘Iraq), ont joué cependant un rôle décisif dans la préparation et le succès de la Révolution constitutionnelle de 1906-1909. Contrairement aux ulémas sunnites, qui dépendent généralement de l’état, les ulémas shi’ites étaient financièrement indépendants, dotés de fondations pieuses ou entretenus par la taxe du khoms; (cinquième du revenu superflu), versée directement par les fidèles. La domiciliation en ‘Iraq (dans l’Empire ottoman) des lieux saints et des centres d’études théologiques des shi’ites, donnait en outre à ceux-ci la possibilité de résister au pouvoir central de Téhéran (cette situation s’est perpétuée pendant les quinze ans d’exil de l’ayatollah Khomeyni à Najaf).

La Constitution de 1906, qui donnait des droits au peuple, précisait (art.2 du Supplément) que le pouvoir du parlement est soumis au droit de veto de cinq ulémas choisis par les mojtahed pour contrôler la conformité à l’islam des lois votées. Celui même qui fut l’auteur de cet article, Sheykh Fazlollah Nuri, se retourna bientôt contre les révolutionnaires, dans lesquels il dénonçait des ennemis de l’islam et des agents de l’étranger (du modernisme et de la démocratie importés d’Europe). Il s’allia à Mohammad ‘Ali Shah, qui, à la faveur d’un coup d’état (juin 1908), suspendit la Constitution. Mais les révolutionnaires reprirent le pouvoir en juillet 1909, déposèrent le souverain absolutiste et firent exécuter le mojtahed intégriste : à partir de cette exécution, les ulémas les plus favorables à la révolution devinrent hésitants. Le modernisme les avait dépassés.

L’aboutissement de ce clivage entre un “clergé” (ruhaniyat;) conservateur et un modernisme agressif soumis aux intérêts des puissances occidentales est visible dès le règne de Reza Shah (1925-1941): pour fonder une nouvelle dynastie et sauver l’Iran du chaos, le nouveau chef d’état avait commencé par s’allier aux ulémas en leur donnant une garantie “morale” d’attachement à l’islam. Mais, dès la fin des années 1920, les mesures de laïcisation, parfois imitées du modèle kémaliste turc, soulevèrent l’indignation du clergé, désormais réduit au plus complet silence politique: étatisation de l’enseignement, de la justice, de l’enregistrement des actes notariés, des fondations pieuses; uniformisation du vêtement (pour porter l’habit de molla, il fallait se soumettre à un examen contrôlé par l’état); conscription obligatoire (sauf pour les étudiants en théologie officiellement reconnus), etc. La colère fut à son comble, notamment dans les villes religieuses de Mashhad et de Qom, lorsqu’un décret interdit aux femmes de se voiler en public et que la police se mit à leur arracher dans la rue le “tchador” traditionnel (1936). Une répression sanglante vint à bout des émeutes.

Le repli des ulémas devant les doctrines sécularistes envahissantes pouvait faire croire à un début d’éradication du shi’isme. D’une part, il est vrai, on voyait triompher, dans les sphères du pouvoir et chez les intellectuels, une philosophie rationaliste et humaniste porteuse d’un projet de démocratie à l’européenne (qu’on était incapable de concrétiser autrement qu’en l’imposant par la force) : c’était la franc-maçonnerie, ou encore la nouvelle religion du progrès et de la science rêvée par Ahmad Kasravi, célèbre historien et idéologue de l’époque; un groupe marxiste apparaît également, dont les membres survivants fonderont, en 1941, le parti Tudé; (communiste). Mais, d’autre part, à l’intérieur même des centres théologiques, des molla en habit sont tentés par un compromis moderniste et collaborent de près avec Kasravi. Certains profitent aussi du silence obligé du haut clergé pour critiquer fortement la dégradation des dogmes religieux en superstitions, le monothéisme islamique lézardé par la divinisation des Imams, le culte de leurs mausolées, et de nombreuses croyances eschatologiques inutiles qui servent, en réalité, à entretenir une véritable classe cléricale parasite. C’est le point de vue d’un théologien réformiste, Shari’at Sangalaji (mort en 1944), qui fut “excommunié” par ses pairs, et qu’on peut comparer au Syro-égyptien Rashid Rida (mort en 1935).

La vitalité du shi’isme traditionnel se fit sentir lorsque fut supprimée la censure à la chute de Reza Shah (1941): les femmes remirent leur voile, les cérémonies publiques du deuil des Imams furent à nouveau honorées, et divers mouvements politiques animés par des religieux manifestèrent le retour d’un projet islamique sur la société. Le mouvement le plus spectaculaire de cette époque est celui des Feda’iyan-e eslam; (“ceux qui se dévouent à l’islam”), une poignée de jeunes militants rassemblés autour d’un chef charismatique, Navvab Safavi. à vingt ans, Navvab décide d’en finir avec Kasravi: il échoue lui-même dans une première tentative d’attentat, mais un de ses compagnons réussit à tuer l’écrivain en mars 1946. L’organisation des Feda’iyan-e eslam, qui réunit de manière informelle et clandestine quelques dizaines de militants jeunes, réussit plusieurs autres coups qui lui assurent une notoriété mondiale : en 1949, l’assassinat du ministre de la cour, Hazir, et, en 1951, celui du puissant général Razmara, alors premier ministre. Elle soutint au début le Front national de Mosaddeq et de l’ayatollah Kashani, mais passe à l’opposition dès qu’elle constata que le Front national, une fois arrivé au pouvoir, ne se souciait pas de faire appliquer la loi islamique. Après une brève période de rapports ambigus entre eux et le pouvoir issu du coup d’état de 1953, les Feda’iyan furent démantelés, arrêtés, et cinq de leurs dirigeants exécutés (1956). Il n’en restait que le rêve d’un islam militant intégriste, à la manière d’une réponse possible au sécularisme imposé par l’oligarchie régnante.

D’autres participations des ulémas à la politique, telles que le concours de Kashani apporté à la nationalisation de l’Anglo-Iranian Oil Company, ou celui de Zanjani et Taleqani à la lutte contre Zahedi et Mohammad Reza Shah (après 1953), se sont heurtées à l’opposition du chef spirituel de la communauté shi’ite, l’ayatollah Borujerdi, qui fut le marja’-e taqlid; (littéralement “modèle à imiter”) entre 1946 et 1961. Le mojtahed qui porte ce titre est reconnu, par consensus général, comme étant le plus savant en sciences religieuses, et il exerce une influence considérable. Or Borujerdi était partisan de la cohabitation pacifique entre le pouvoir politique et le pouvoir religieux, et il entretenait des relations déférentes avec le Shah. Il se permettait seulement d’intervenir dans des cas rares où il estimait que l’islam était en danger, et le Shah avait coutume de ne pas le heurter. Ce n’est qu’après la mort de Borujerdi (1961), en l’absence d’un consensus pour le choix d’un successeur unique, que la communauté shi’ite put s’opposer de front au pouvoir et tenter de repenser le rôle de l’institution religieuse en général.

Khomeyni et la politisation du shi’isme Au cours de la période 1962-1964,

l’ayatollah Khomeyni, reconnu par certains comme marja’-e taqlid, prend la tête d’une série de manifestations d’opposition, jusqu’à une véritable émeute en juin 1963. C’est l’époque où le Shah, pressé par l’administration Kennedy, met en place un train de réformes imposées: d’abord, il fait supprimer la mention du Coran dans les serments des élus aux assemblées provinciales, puis accorde le droit de vote aux femmes et impose enfin une réforme agraire, dont la troisième phase menace directement les ressources financières du clergé. Khomeyni, qui avait été arrêté plusieurs fois, est finalement exilé en octobre 1964, après un discours où il s’est élevé contre les nouvelles “capitulations” que représentaient à ses yeux le statut diplomatique accordé au personnel militaire américain en Iran. Tandis que l’ayatollah, à Najaf, continue d’être écouté par tous les religieux mécontents du régime impérial et qu’il élabore sa théorie intégriste du pouvoir, en Iran, différents groupes politiques islamiques luttent contre l’influence américaine et la corruption générale qui accompagne la “modernisation” du pays. Fondé en 1961 par Mahdi Bazargan, l’ayatollah Taleqani et Yadollah Sahhabi, le Mouvement pour la Liberté de l’Iran (Nahzat-e Azadi-e Iran; ) allie l’héritage nationaliste et libéral de Mosaddeq à un idéal politique islamique. Nombre de ses anciens membres se trouveront, lors de la Révolution islamique, aux premières places, mais parfois aux antipodes dans l’échiquier politique.

Ainsi, les Mojahedin du peuple, découragés par l’impasse du parlementarisme au milieu des années soixante, ont choisi la lutte armée (à l’instar des Feda’iyan du peuple marxistes-léninistes). Après une scission en 1975, dont est issu le mouvement marxiste peykar, les Mojahedin ont gardé la référence religieuse. Groupés après la révolution (à laquelle ils collaborèrent activement) autour de leur chef Mas’ud Rajavi, ils n’acceptèrent qu’avec réticence le pouvoir khomeyniste. De leur côté, les autorités de la République islamique voyaient dans les Mojahedin des militants fortement marxisés dont l’allégeance n’était pas fiable; ils les appelèrent les “diviseurs” (monafeqin;) du peuple. Après avoir subi une répression longue et larvée, les Mojahedin ont trouvé un bref répit en faisant une alliance tactique avec le président Bani-Sadr, puis une fois celui-ci destitué (juin 1981), ils sont passés à la révolte armée et ont été réprimés de façon implacable.

à l’opposé, d’anciens membres du Mouvement pour la liberté de l’Iran avaient opté pour la vision khomeyniste du pouvoir islamique. Tels Jalaloddin Farsi et Mohammad-‘Ali Raja’i (deuxième président de la République, tué en août 1981), ils vinrent, après la révolution, grossir les rangs du puissant parti clérical, le parti de la République islamique. L’idée centrale de ce parti, fondé par des proches disciples de Khomeyni, est de bâtir un système politique islamique où le clergé est investi d’un pouvoir quasi total: c’est la théorie du “règne du juriste-théologien” (velayat-e faqih; ).

Si, dans ses premières œuvres, Khomeyni n’étend pas cette théorie juridique shi’ite à la sphère du politique, il n’en était pas moins proche, en pensée et en amitié, des milieux intégristes radicaux et des assassins de Kasravi. Après avoir été, jusqu’en 1950 environ, professeur de mystique et de philosophie à Qom, il quitte cette chaire pour celle de droit islamique (feqh;) et unit l’inspiration mystique de ses débuts avec la rigueur du juridisme: il acquiert alors un grand ascendant sur le jeune clergé de Qom. L’exil lui permit de radicaliser ses positions: il dénie toute légitimité à un souverain héréditaire ou au suffrage universel. pour la première fois dans le shi’isme, un théologien revendique l’intégrité; du pouvoir légitime pour les ulémas, reconnus héritiers et transmetteurs de la tradition du XIIeImam en attendant son retour à la fin des temps. Cette théorie du velayat-e faqih fut incluse explicitement dans la Constitution de la République islamique d’Iran de 1979 (principe 5), malgré certaines incompatibilités avec des principes démocratiques qui y sont également reconnus. Khomeyni a été expressément proclamé faqih; en titre.

Après lui, si un accord ne se faisait pas sur un seul mojtahed, ce serait un conseil de plusieurs théologiens qui lui succéderait.

Une autre conception, radicalement différente, du contre-pouvoir islamique a été proposée par ‘Ali Shari’ati (1933-1977). Originaire de la région de Mashhad, Shari’ati fut initié aux thèmes du réformisme islamique à travers son père, Ostad Mohammad-Taqi Shari’ati, et aux luttes politiques par son engagement dans le Front national mosaddeqiste des années 1950. Au cours de ses études à paris (1959-1964), il s’intéresse de près à la lutte algérienne pour l’indépendance, sympathise avec Frantz Fanon -qu’il traduit en persan -et découvre une nouvelle dimension intellectuelle qu’il tente d’appliquer à l’islam : la pensée militante. Ses maîtres européens sont Jean-paul Sartre, Jacques Berque, Louis Massignon. Rentré en Iran, il subit la répression politique. Chassé de l’université de Mashhad, il fait d’un institut musulman récemment fondé à Téhéran sa principale tribune et se révèle comme étant un grand orateur, qui galvanise la jeunesse des lycées et des universités.

Ses grands thèmes sont l’éveil à la conscience de soi par l’islam, mais non par l’islam “cléricalisé” défiguré par les compromis avec le pouvoir depuis les Safavides:

Shari’ati se réfère aux vertus de l’islam de ‘Ali (le premier Imam), un islam militant, enthousiaste, généreux, débarrassé du poids des superstitions et des pleurnicheries. Malgré son langage libérateur, Shari’ati n’abordait pas directement les questions politiques. Tout au plus a-t-il décrit dans son œuvre (dont l’édition complète posthume couvre trente-deux volumes) les rouages d’une société idéale délivrée de toute tyrannie, dirigée par un sens communautaire et collectif de l’imamat : une sorte de socialisme islamique. Dangereux pour le clergé conservateur, dont il dénonçait l’hypocrisie et la trahison, comme pour le pouvoir politique du Shah, face auquel il proposait une idéologie qui mobilisait la jeunesse, Shari’ati fut mis en prison en 1973, et son institut, l’Hoseyniye Ershad, fut fermé. Libéré en 1976, il réussit à quitter l’Iran et mourut à Londres (son corps fut enterré à Damas). Son portrait et ses livres furent portés, comme ceux de Khomeyni, dans toutes les manifestations de la Révolution islamique. Néanmoins, le pouvoir clérical a fait interdire la reproduction de certains de ses ouvrages principaux et tente d’étouffer son influence jugée “corrosive” pour la jeunesse.

parmi les autres idéologues islamiques ayant participé à la politisation du shi’isme, il faut citer : Mohammad Baqer Sadr, un ayatollah qui a été assassiné par des agents ba’sistes à Najaf en 1980 et qui a défini les grandes lignes d’une économie islamique; Mortaza Motahhari, disciple de Khomeyni, philosophe théoricien du renouveau islamique et du pouvoir clérical, assassiné par le groupe Forqan (shari’atiste extrémiste) en 1979; Mahmud Taleqani, ayatollah très populaire, qui fut un ami des Feda’iyan-e eslam en même temps qu’il militait dans l’aile islamique du Front national. Taleqani a été, dans les années soixante, le théologien progressiste le plus souvent emprisonné; son œuvre écrite (notamment sur les problèmes économiques) et son action politique servaient de caution morale aux Mojahedin du peuple. Nommé prieur du vendredi (emamjom’e; ) de Téhéran en juillet 1979, il est mort peu après, laissant à Khomeyni le quasi-monopole du pouvoir idéologique à l’intérieur du clergé.

Cependant, en dehors du clergé, d’autres penseurs s’opposèrent au khomeynisme radical, jouissant d’une certaine influence en Iran, tel Mahdi Bazargan (né en 1905), qui, ingénieur de l’école centrale de paris, a, depuis les années quarante, voulu témoigner par ses écrits et son enseignement universitaire de la compatibilité de l’islam et de la culture moderne, y compris scientifique. Il a été premier ministre entre février et novembre 1979, son gouvernement, faible politiquement, représentant l’âge d’or du libéralisme conservateur. Il en va différemment d’Abo’l-Hasan Bani-Sadr, qui, né en 1934 dans un milieu clérical, mais tôt mêlé aux luttes du Front national, a élaboré, durant un exil de quinze ans à paris, un personnalisme islamique très complexe, exprimant en termes dogmatiques shi’ites une philosophie spontanéiste et non violente. Théoricien et économiste, il a incarné, au début de la Révolution islamique, l’espoir des jeunes intellectuels islamiques et de la moyenne bourgeoisie libérale. Il fut élu président de la République en janvier 1980. Malgré un entourage dynamique et compétent, il a progressivement cédé du terrain au clergé politique, mieux structuré, et finit par être destitué en juin 1981.

On aurait tort de réduire le shi’isme contemporain à une mosaïque d’idéologies politico-religieuses, même si la Révolution islamique a privilégié cet aspect. Le shi’isme est une manière différente de vivre l’islam, avec une sensibilité doloriste (le culte des Imams martyrs), un goût très vif pour les pèlerinages (notamment au mausolée de l’Imam Reza, à Mashhad et à celui de sa sœur Fateme Ma’sume, à Qom), une tradition ardente qui n’exclut pas la tolérance, et un intérêt pour le mysticisme. Le shi’isme insiste aussi sur les valeurs de justice et d’héroïsme, dont l’exemple a été donné par l’Imam Hoseyn, mort au combat, à Karbala, en 680. Les shi’ites croient que le retour du XIIeImam (caché depuis 874) marquera l’avènement d’un règne de justice. Ils fêtent sa naissance, quinze jours avant le Ramadhan, dans un débordement de joie populaire.

Enfin, si la tendance politisée du shi’isme semble l’emporter, la majorité des grands théologiens est restée fidèle à la ligne “quiétiste” traditionnelle, qui consiste à s’abstenir de toute participation directe à la politique. C’est le cas des ayatollah Kho’i (à Najaf), Golpayegani (Qom) et Qomi (Mashhad). Après un coup d’état manqué où l’ayatollah Shari’atmadari aurait été indirectement impliqué, ce vieux théologien a été réduit au silence par les autorités de la république islamique, à Qom (1982); mais il n’a pas perdu sa popularité, notamment en Azarbayjan.

Mentionnons aussi que les confréries soufies shi’ites subsistent en Iran malgré l’hostilité diffuse du clergé et après plusieurs vagues de persécutions depuis les safavides: des hommes (et des femmes, dans certains cas) animés d’une spiritualité mystique qui imprègne la poésie persane se rassemblent dans les Khaneqah; pour prier et étudier. L’ordre le plus important, celui des Ne’matollahi, a été fondé par Shah Ne’matollah Vali (mort en 1431), dont le mausolée, à Mahan près de Kerman, est un lieu de pèlerinage. Ramifié en plusieurs confréries représentées dans tout l’Iran, cet ordre a partiellement réduit ses activités après la révolution :

certains de ses Khaneqah ont été fermés, et plusieurs de ses dirigeants, qui avaient eu trop d’amitiés dans la classe politique de l’ancien régime, ont été contraints à l’exil. Cela ne veut pas dire que le soufisme ne touche que les classes supérieures; il est répandu aussi dans la petite bourgeoisie urbaine.

Le dynamisme remarquable du shi’isme contemporain, capable d’inventer des institutions politico-religieuses tout à fait nouvelles et de susciter dans le monde islamique un écho à côté duquel l’expansionnisme persan de l’ancien régime semble bien pâle, voisine avec des traditions enracinées dans une riche culture religieuse. On ne peut donc plus désormais méconnaître l’importance de cette famille de l’islam.