La philosophie de la visite pieuse (ziyârat) dans l’islam et dans le chiisme : un acte de “présence” et ‎d’élévation

Le chiisme se caractérise notamment par la place centrale qu’il accorde aux visites pieuses aux sanctuaires des Imâms (ziyârat) qui rythment la vie religieuse de tout croyant. De Karbala à La Mecque, de Najaf à Mashhad, la présence de ces lieux saints se fonde sur toute une conception de l’homme et du rapport qu’il entretient avec son Créateur, mais aussi sur une philosophie de la médiation et de la présence à travers la figure centrale de l’Imâm. Aborder la philosophie de la ziyârat consiste également à entrer dans un islam vécu dans la conscience intime de chaque croyant, et à mieux saisir ainsi les motivations profondes de milliers de pèlerins se rendant chaque jour dans les sanctuaires des Imâms et de leurs descendants présents en Iran, en Irak et en Arabie Saoudite.

Elle nous invite également à tenter de mieux comprendre les contours de toute une géographie du sacré, selon laquelle le déplacement terrestre n’est qu’un prélude à un voyage d’un autre type, permettant au croyant de se rapprocher dans cette vie même de la destination ultime : “Ô homme ! Toi qui t’efforces vers ton Seigneur sans relâche, tu Le rencontreras alors.” (84:6).Les différents sens du terme ziyâratLa notion de ziyârat vient de la racine arabezâra, qui exprime le fait de rendre visite à une personne ou de visiter un lieu. Elle est parfois traduite par “pèlerinage” et risque dès lors d’être confondue avec le hajj, c’est-à-dire le pèlerinage à La Mecque, qui a une portée et un statut bien particuliers : il fait notamment partie des obligations pour tout croyant en ayant les moyens tandis que les ziyârat, bien qu’étant fortement recommandées, ne revêtent pas un caractère obligatoire. Afin d’éviter toute confusion, mais conserverons donc l’usage du mot ziyârat tout au long de l’article. [1] En arabe et en persan, ce terme fait référence à toute visite à une personne vivante, mais aussi aux tombes de personnes décédées (ziyârat-e ahl-e qobour). Dans le chiisme, ce terme désigne plus spécifiquement le fait de se rendre au sein de sanctuaires où sont enterrés les Imâms [2] et descendants d’Imâms (imâmzâdeh) ou sur la tombe de toute personne, homme ou femme, dont les qualités spirituelles sont reconnues. Au cours de cet article, nous aborderons essentiellement les ziyârat aux sanctuaires des Imâms, qui sont les plus importantes.

 

Enfin, le terme de ziyârat désigne également les “prières de visitation” récitées à l’occasion de ces visites par les pèlerins. Etudier la philosophie de la visite pieuse consiste donc aussi à découvrir tout un aspect de la littérature sacrée chiite et permet de mieux comprendre cette religion, car “c’est essentiellement dans ses prières et dans ses liturgies qu’une religion livre son secret, beaucoup mieux que dans n’importe quel exposé dogmatique”. [3]

 

 

 

La ziyârat au sens général, une tradition vivante dès l’époque du prophète Mohammad

Pour comprendre le sens profond de la ziyârat, il faut d’abord souligner que selon les croyances islamiques, la mort n’est pas considérée comme une absence de vie, mais un “transfert” dans un autre monde : les ziyârat sont donc une visite à une personne vivante. Le prophète Mohammad a évoqué cette réalité en disant que “celui qui rend visite à ma tombe après ma mort est comme s’il m’avait rendu visite durant ma vie” [4] ou encore, de façon plus générale : “rendez visite à vos morts, car ils se réjouissent de votre visite”. [5]

 

Le Prophète lui-même se rendait régulièrement au cimetière de Baqi’ et à son époque, se rendre sur les tombes des martyrs des premières batailles de l’islam était une chose courante. En outre, de nombreux hadiths évoquent les bienfaits issus des visites aux défunts [6], mais soulignent plus particulièrement l’importance de la visite des tombes du Prophète et des Imâms. Dans un hadith où son petit-fils Hassan [7] demande au prophète Mohammad quelle est la rétribution de celui qui lui rend visite, ce dernier lui répond : “Ô fils ! Celui qui me rend visite durant ma vie ou après ma mort ou qui a rendu visite à ton père, ton frère ou bien qui t’a rendu visite à toi, je lui rendrai visite de droit et je le délivrerai de ses péchés le Jour du Jugement. [8] L’Imâm Rezâ évoque un autre bénéfice de la visite à son sanctuaire en ces termes : “Le Jour du Jugement, j’intercèderai pour toute personne parmi mes partisans qui m’a rendu visite en connaissant ma valeur.” [9] Au-delà de ces promesses de rétribution, la ziyârat s’appuie sur une philosophie profonde reposant elle-même sur une conception de l’homme dont le but ultime est de préparer son âme à la rencontre avec son Créateur : “Certes nous sommes à Dieu, et c’est à Lui que nous retournerons” (2:156). [10] En outre, loin d’être en contradiction avec le Coran, la ziyârat est fondée sur un verset d’une grande importance, qui exprime clairement la possibilité et même l’incitation de rendre visite au Prophète – et, selon le chiisme, aux Imâms infaillibles – pour qu’il demande pardon et intercède auprès de Dieu pour les croyants : “Si, lorsqu’ils ont fait du tort à leur propre personne ils venaient à toi [Mohammad] en implorant le pardon de Dieu et si le Messager demandait le pardon pour eux, ils trouveraient, certes, Dieu, Très Accueillant au repentir, Miséricordieux” (4:64).

 

Contrairement à certaines choses de ce monde qui sont parfaites dans l’état premier où elles sont et doivent être préservées telles qu’elles (c’est le cas notamment de la mer, des arbres…), d’autres réalités acquièrent au contraire toute leur valeur après avoir été transformées, comme c’est le cas de l’or. L’homme peut à ce titre être comparé à une matière première qui se doit d’être construite au travers de son éducation et de l’enseignement qu’il reçoit pour acquérir toute sa valeur. Cependant, selon la pensée islamique, à la différence de l’or, l’essence de l’homme n’est pas fixée dès le départ : il peut ainsi, de par sa libre volonté, choisir de devenir une créature plus élevée que les anges, ou plus basse que les animaux : “Et par l’âme et Celui qui l’a harmonieusement façonnée ; et lui a alors inspiré son immoralité, de même que sa piété. A réussi, certes celui qui la purifie.

 

Et est perdu, certes, celui qui la corrompt.” (91:7-10). Cela explique pourquoi certains versets évoquent le fait que des anges se prosternent devant l’homme [11], tandis que d’autres font référence à des êtres humains qui “ont des cœurs, mais ne comprennent pas. Ils ont des yeux, mais ne voient pas. Ils ont des oreilles, mais n’entendent pas. Ceux-là sont comme les bestiaux, même plus égarés encore” (7:179).

 

C’est parce que l’homme est libre qu’il a besoin de modèles desquels s’inspirer pour se construire et donner sens à sa vie. Plusieurs versets du Coran font référence à cette réalité et citent des exemples à suivre, hommes ou femmes : “Certes, vous avez eu un bel exemple [à suivre] en Abraham et en ceux qui étaient avec luiEn effet, vous avez dans le Messager de Dieu un excellent modèle [à suivre]Dieu a cité en exemple pour ceux qui croient, la femme de Pharaon” (66:11). La philosophie de la ziyârat trouve ainsi sa source dans une conception de l’homme selon laquelle outre la nécessité de connaissance spéculative et des règles, il a également besoin, dans sa vie spirituelle, d’exemples vivants et de guides qui l’orientent vers la Vérité à laquelle il aspire.

 

L’Imâm comme modèle et lien spirituel concretPour comprendre l’importance de la ziyârat dans le chiisme, il faut également évoquer le rôle central de l’Imâm dans la vie des croyants. Cette importance repose notamment sur la distinction de deux types de guidance : une guidance par la pensée (hedâyat-e fekri) au travers d’une révélation et d’un livre saint, et une guidance existentielle (hedâyat-e vujoudi), fondée sur un lien concret avec un homme parfait. [12] Le chiisme repose sur la pensée que la foi du croyant ne peut être seulement nourrie par un livre, mais qu’il lui faut également disposer d’une source vivante à laquelle il puisse s’abreuver et puiser des forces en permanence. En d’autres termes, pour renforcer et sanctifier non seulement la pensée, une personne est nécessaire, et non pas seulement un écrit ou des concepts, car sans une relation d’amour avec une âme parfaite qui guide et vivifie leur cœur, la foi de la majorité des hommes aura tendance à dépérir même s’ils ont les meilleures croyances du monde.

 

Dans ce sens, le Coran fait référence non seulement à l’existence de prophètes destinés à guider l’homme tout au long de l’histoire de l’humanité, mais évoque également, au travers du terme d’ “Imâm”, des personnes ayant acquis un haut degré de perfectionnement existentiel : [Et rappelle-toi,] quand ton Seigneur eut éprouvé Abraham par certains commandements, et qu’il les eut accomplis, le Seigneur lui dit : “Je vais faire de toi un Imâm pour les gens”. – “Et parmi ma descendance” ? demanda-t-il. – “Mon engagement, dit Dieu, ne s’applique pas aux injustes”. (2.124). Un verset du Coran fait également référence à la nécessité d’établir un lien d’affection avec la famille du Prophète : “Dis : “Je ne vous en demande point de rétribution, si ce n’est l’affection pour [ma] proche parenté.”.” (42:23). [13] Outre le fait d’avoir un modèle, ce verset évoque l’importance fondamentale de l’amour dans la religion car seul l’attachement profond à un être parfait permet la transfiguration de la personne en bénéficiant de ses effusions et en l’orientant de tout son être vers le but véridique de son existence. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre la phrase de l’Imâm Sâdeq : “Qu’est-ce que la religion sinon l’amour ?” [14]

 

Dans le chiisme, les Quatorze Immaculés c’est-à-dire le prophète Mohammad, sa fille Fatima, et les Douze Imâms sont considérés comme étant les manifestations (mazhar) les plus parfaites des Noms de Dieu permettant à l’homme, qui est incapable de saisir directement son Créateur, de connaître la perfection à travers des personnes qui Le manifestent sous une forme humaine. Un verset fait dans ce sens référence à la volonté divine de purifier la famille du Prophète, de les rendre parfaits : “Dieu ne veut que vous débarrasser de toute souillure, ô Gens de la Maison [du Prophète], et vous purifier pleinement.” (33:33).

 

Ainsi, si le décès du prophète Mohammad marque la fin de la guidance extérieure sous la forme d’une révélation prophétique, cette dernière continue sous une forme ésotérique et intérieure à travers la présence des Imâms purifiés de tout péché [15]. De par leurs pensées et leurs actes (qui sont répertoriés dans des milliers de hadiths), ces derniers permettent la sauvegarde des croyances et de la Loi révélée ; en outre, et c’est un aspect essentiel, l’amour qu’ils suscitent dans le cœur des croyants permet également à la Révélation de rester vivante et présente dans la société. Dans ce sens, le monde n’est jamais vide d’un Argument (hojjat) de Dieu qui permet à cette guidance de se perpétuer au travers de cetteprésence et de cet amour orientant l’âme vers l’Aimé réel. [16] Outre leur rôle de modèles, les Imâms sont donc également des présences vivantes [17], même après leur mort, qui guident et éclairent les âmes des pèlerins qui s’adressent à eux. [18]

 

Selon le chiisme, l’obtention des perfections spirituelles n’est en aucun cas limitée aux Imâms (une telle limitation irait à l’encontre de la générosité divine absolue qui ne peut être réservée à une “classe” d’êtres particuliers) ; au contraire, tout homme est appelé, à la suite des Imâms, à devenir un “lieu-tenant” de Dieu sur terre, c’est-à-dire à être à son tour le lieu de manifestation des perfections divines. Nous touchons ici à une particularité centrale de la ziyârat dans le chiisme : tout pèlerin n’est pas seulement invité à recourir à l’intercession des Imâms pour le pardon de péchés, l’exaucement de prières… mais également à devenir aussi parfait que la personne à qui il s’adresse. Dans ce sens, la ziyârat lui rappelle à la fois sa faiblesse, le chemin qu’il reste à parcourir, mais aussi qui elle est, la perfection à laquelle elle est appelée.

 

La ziyârat repose donc sur la notion centrale de rappel (zhikr), présente dans de nombreux versets du Coran, et selon laquelle durant cette vie, l’homme ne doit jamais perdre de vue pourquoi il est venu sur cette terre, et qu’il la quittera un jour pour retourner vers son Dieu qui jugera ses actes. Dans ce sens, la distraction et l’oubli (ghaflat) sont considérés comme la source de tous les vices, qui détourne l’homme de sa propre vérité : “Et ne soyez pas comme ceux qui ont oublié Dieu ; [Dieu] leur a fait alors oublier leur propre personne.” (59:19). La ziyârat participe à ce rappel au quotidien, rappel que chaque homme est destiné à mourir, et rappel, au travers de la visite à un homme parfait, de ce à quoi il doit aspirer et s’efforcer d’atteindre. Elle l’arrache aux attachements chimériques de ce monde pour réorienter son cœur vers l’Objet véritable de tout amour.

 

Photo:Mansoureh MotamediEn outre, la ziyârat permet la manifestation concrète d’un amour et d’une fidélité à des personnes parfaites et, au travers d’elles, à Dieu qu’elles manifestent. Or, tout amour se caractérise par un désir d’effacement dans l’être aimé : en renforçant cet amour, la ziyârat participe ainsi à l’affaiblissement de l’égoïsme et du “moi” qui sont les principaux obstacles à la Vérité, et permet de bénéficier des effusions d’un être parfait. [19] Cet amour et cet attachement peuvent notamment se manifester par le fait de pleurer en se remémorant les persécutions endurées par les Imâms de leur vivant pour défendre le message profond de l’islam. Ces pleurs permettent de se rapprocher d’eux et de manifester concrètement son attachement à leur cause : “dans de telles situations, l’homme ressent la proximité de la personne bien-aimée sur laquelle il pleure et s’associe à elle, à ses idées et à ses actes. Les pleurs expriment de l’amour, impliquant une sortie du cadre du “moi”.” [20] Pleurer participe donc la création d’un lien avec un homme parfait et à l’élévation de l’âme. La ziyârat donne donc une dimension présentielle et concrète à la foi ; elle s’identifie aux concepts d’attraction spirituelle (jazbeh) et d’amour (’eshq) ; elle permet de se rapprocher d’un Ami de Dieu et donc de Dieu, et de bénéficier de Son effusion. La prière de visitation de l’Imâm Hossein exprime clairement l’importance de l’amour aux Imâms pour se rapprocher de Dieu : “Ô Abû ’Abdallah, je me rapproche de Dieu, de Son Messager, du Prince des croyants, de Fatimah, d’al-Hassan et de toi, par mon amour/allégeance à toi, par mon désaveu de ceux qui t’ont combattu et t’ont déclaré la guerre et par mon désaveu de ceux qui ont bâti les fondements de l’injustice et de l’oppression à votre encontre.” [21] C’est pour cette raison que de nombreux hadiths recommandent de pleurer pour l’Imâm Hossein en tant que “Maître des martyrs” et archétype de l’homme parfait ayant tout sacrifié dans la voie de Dieu.

 

De nombreuses paroles rapportées du prophète Mohammad et des Imâms évoquent aussi que si elle est faite avec sincérité et de par la transformation intérieure qu’elle entraîne, la ziyârat permet l’exaucement des prières, le pardon des péchés, l’intercession des Imâms… Il est intéressant de voir que les Imâms avaient parfaitement conscience de l’importance de la visite aux sanctuaires comme lieu de pardon et de miséricorde. Ainsi, l’Imâm Hossein a dit à propos de Karbalâ, lieu où il fut enterré après son martyre : “Si je reste chez moi, par quoi seront éprouvés ces gens vils et abjects ? Et qui dormira dans ma tombe ? Cela alors que le jour où Dieu Très-Haut a étendu la terre, Il a choisi ce lieu pour moi et en a fait un refuge pour nos partisans () et ceux qui nous aiment, afin que leurs actes et leurs prières soient exaucés et que leurs invocations soient exaucées, et que nos chiites s’établissent dans ce lieu et soient en sécurité dans ce monde et dans l’Au-delà”. [22]

 

 

 

Les différents sanctuaires du chiisme et l’importance de la ziyârat à l’Imâm Hossein

Outre le tombeau du prophète Mohammad, les principaux lieux de ziyârat sont le cimetière de Baqi’ à Médine où sont enterrés les Imâms Hassan, Sajjâd, Bâqer et Sâdeq [23], les villes irakiennes de Najaf et Karbalâ abritant respectivement les sanctuaires de l’Imâm Ali et de l’Imâm Hossein, ainsi que Kâzemayn, lieu de sépulture des Imâms Javâd et Kâzem, et Samarra où reposent les Imâm Hâdi et ’Askari. Enfin, la ville de Mashhad abrite le sanctuaire de l’Imâm Rezâ, lieu de pèlerinage le plus important d’Iran et du monde musulmans en terme de nombre de pèlerins. [24] L’Iran contient également de nombreux sanctuaires d’enfants et descendants d’Imâms, dont les plus connus sont celui de Hazrat-e Ma’soumeh, sœur de l’Imâm Rezâ, à Qom, celui de Hazrat-e ’Abdol ’Azim à Rey ou encore celui de Shâh Tcherâgh à Shirâz.

 

Parmi ces différents lieux, la visite du sanctuaire de l’Imâm Hossein revêt une importance toute particulière [25], tout d’abord parce que l’Imâm Hossein représente le plus haut niveau de soumission à Dieu et est donc en soi un modèle pour tout croyant, mais aussi car Karbalâ fut le lieu de manifestation des plus hautes valeurs humaines d’amour, de sacrifice et de courage pour défendre le sens profond de l’islam dévoyé par les califes de l’époque. Effectuer une ziyârat à l’Imâm Hossein permet donc de manifester son amour à une personne, mais surtout et à travers elle son attachement concret à la défense de ces hautes valeurs divines. La remémoration du martyre et des conditions atroces dans lesquelles furent tués l’Imâm Hossein et sa famille permet aussi de revivifier des aspects sociaux de la foi comme la lutte contre l’oppression et la quête de la justice dans ce monde même. [26]De par sa dimension spirituelle et sociale, de très nombreuses paroles rapportées des Imâms insistent donc sur l’importance de la ziyârat à l’Imâm Hossein comme véritable source de vie transfigurant les cœurs et permettant de garder vivantes dans les sociétés actuelles les valeurs défendues par les Imâms.

 

 

 

Par conséquent, tout au long de l’histoire du chiisme, malgré les multiples persécutions des différents califes notamment omeyyades et abbassides qui punissaient parfois les pèlerins de mort ou d’amputation [27], son sanctuaire n’a pas désempli. Ces visites avaient à la fois une dimension spirituelle mais aussi politique d’opposition aux califes ayant usurpé un califat devant revenir aux Imâms et ayant vidé l’islam de son contenu spirituel. A ce titre, le sanctuaire de l’Imâm Hossein fut détruit à plusieurs reprises, notamment sous les califes abbassides Hâroun al-Rashid et Motawakil. Actuellement, les sanctuaires irakiens demeurent régulièrement la cible d’attentats anti-chiites. La visite de ces lieux dans des conditions très difficiles et parfois au prix de sacrifices participe à cette démonstration concrète de l’amour porté aux Imâms et joue un rôle de révélateur : celui qui aime vraiment n’est-il pas prêt à tout endurer pour voir l’Aimé ?

 

Avant de pénétrer au sein du sanctuaire, le pèlerin doit se préparer spirituellement à entrer dans un espace sacré au travers de tout un ensemble de rites extérieurs (zâheri) en lien étroit avec des rites intérieurs (bâteni) suivis par les Imâms eux-mêmes de leur vivant, et qui font partie à part entière de la philosophie de la ziyârat.

 

Toute ziyârat est précédée d’une douche rituelle (ghosl) afin de se purifier extérieurement mais aussi intérieurement, en formulant l’intention de se rendre au sanctuaire pour se rapprocher de Dieu et en récitant cette prière : “Mon Dieu, purifie-moi et purifie pour moi mon cœur, élargis pour moi ma poitrine, fais passer sur mes lèvres Ta louange et Ton éloge car il n’y a de force qu’en Toi.” [28] Il est également recommandé de mettre des vêtements propres, du parfum… la pureté extérieure participant et contribuant à la pureté du cœur. Lorsque le pèlerin se rend vers le sanctuaire, il se doit de marcher de manière lente et digne, en rendant grâce à Dieu de lui permettre de rendre visite à l’un de Ses proches-amis. Dans ce sens, les Imâms recommandaient de se rendre à pied à La Mecque pour favoriser un état de recueillement et d’humilité. Cette recommandation peut également être appliquée à la visite des sanctuaires des Imâms, les difficultés de la route faisant partie à part entière du pèlerinage et participant à la transformation intérieure opérée par la ziyârat.

 

Lors de son arrivée au seuil du sanctuaire, le pèlerin doit demander la permission d’entrer (izhn-e dokhoul) en lisant une courte prière [29] : “[…] Je te demande l’autorisation à Toi en premier, mon Seigneur, puis je demande l’autorisation à Ton Messager (que Dieu prie sur lui et sur sa famille) en second lieu, et je demande l’autorisation à Ton Lieu-tenant, l’Imâm à qui je dois obéissance […] et aux Anges qui sont chargés de cet endroit béni en troisième lieu. Est-ce que j’entre, ô Messager de Dieu ? Est-ce que j’entre, ô Argument de Dieu ? Est-ce que j’entre, ô Anges proches de Dieu qui sont en ce sanctuaire ?” [30] Si, lorsqu’il lit la courte prière de demande de permission d’entrer, le pèlerin ressent une profonde humilité dans son cœur, alors il pénètre au sein du sanctuaire. Dans le cas contraire, il est préférable qu’il revienne à un autre moment. Cet aspect permet également de souligner que la modestie et la présence du cœur sont des conditions essentielles de chaque ziyârat.

 

Dans l’enceinte proche du tombeau, le pèlerin se doit de retirer ses chaussures afin de marquer l’entrée dans un espace sacré. Cette réalité s’inspire notamment du verset du Coran évoquant l’adresse de Dieu à Moïse à proximité du mont Sinaï : “Je suis ton Seigneur. Enlève tes sandales : car tu es dans la vallée sacrée Tuwa.” (20:12).

 

Comme nous l’avons évoqué, en islam, loin d’être un anéantissement, la mort est au contraire un transfert d’un monde à un autre. C’est pour cela que l’entrée dans un sanctuaire s’accompagne de salutations (salâm) adressées à l’Imâm et parfois accompagnées d’une inclination respectueuse, comme on le ferait pour manifester son respect face à toute personne vivante.

 

Lorsque le pèlerin arrive à proximité de la tombe, il est recommandé de s’incliner et de l’embrasser par respect et amour, et non pas à titre d’adoration, cette dernière étant réservée exclusivement à Dieu. Il récite ensuite une prière de visitation adressée à l’Imâm comme personne présente à ses côtés tout au long de la ziyarat. Le pèlerin peut ensuite faire une prière qu’il offre à l’Imâm visité, et exprimer ses souhaits en récitant différentes invocations : “Mon Dieu, je me rapproche de Toi par mon amour pour eux [le Prophète, Fatima et les douze Imâms] […], accorde-moi, par eux, le bien de ce monde et de l’Au-delà, et éloigne de moi, par eux, le mal de ce monde et de l’Au-delà” [31].

 

Tout au long de la ziyârat, il est également recommandé de conserver un état d’humilité qui doit se manifester jusqu’à dans la manière de marcher, de s’asseoir, de parler… le pèlerin se trouvant en présence d’un homme parfait et devant donc se comporter en adéquation avec le rang de son hôte. A ce titre, il doit également s’abstenir de prononcer toute parole futile, ou encore de parler à voix haute, même pour réciter une prière, afin de ne pas gêner le recueillement des autres. Il est également recommandé de glorifier et de sanctifier Dieu durant toute la ziyârat afin d’éviter tout excès (gholoww) et ne jamais considérer l’Imâm comme un être indépendant de Dieu exerçant une volonté propre, mais au contraire comme une manifestation ne possédant rien en lui-même mais au contraire tout par Dieu et en Dieu. Enfin, avant de partir, le pèlerin se doit de dire en revoir à l’Imâm, dans un état de tristesse et en priant que Dieu lui donne de nouveau la grâce de pouvoir se rendre de nouveau dans un tel lieu : “Mon Dieu, ne fais pas en sorte que cette visite auprès du fils de Ton Prophète et de Ton argument envers Tes créatures soit la dernière, rassemble-moi avec lui dans Ton Paradis…” [32]

 

Chaque croyant peut effectuer une ziyârat à tout moment de l’année, cependant, cette philosophie de la rencontre est rythmée par un calendrier liturgique très riche, où certaines dates marquant notamment la naissance ou le martyre des Imâms sont des moments plus propices pour effectuer de telles visites. C’est notamment le cas du premier jour du mois de Rajab, le quinzième jour du mois de Sha’bân (qui marque la naissance du douzième Imâm, “al-Mahdi”, la veille de l’Aïd-e Fetr marquant la fin du mois du Ramadan, le jour de ’Arafa ou encore le jour de ’Ashourâ. De nombreuses traditions évoquent en détails l’ensemble des grâces et récompenses en terme de proximité spirituelle, de pardon de péchés… dont peuvent bénéficier les pèlerins effectuant une ziyârat à ces moments précis.

 

 

 

Le contenu des ziyârat ou “prières de visitation”

Comme nous l’avons évoqué, chaque visite à un sanctuaire s’accompagne de la récitation d’une prière de visitation (ziyârat) adressée à un Imâm ou à un descendant d’Imâm. Une partie conséquente des textes de ces prières sont issus des Imâms eux-mêmes, les plus importantes d’entre elles étant les ziyârats à l’Imâm Hossein ainsi que les ziyârats al-Jâmi’at et Amin Allah. Le fait que selon le chiisme duodécimain, le Douzième Imâm ou l’Imâm du Temps soit occulté mais bien vivant en ce monde a été à la source du développement de nombreuses prières à son adresse permettant de garder une relation vivante avec lui et de prier pour son apparition (zohour) qui marquera la fin de l’oppression et le début du règne de la justice.

 

La majorité des textes de ces ziyârat nous renseignent sur les différents attributs et caractéristiques des Imâms, ainsi que leur rôle dans la vie de tout croyant. Le texte le plus clair à cet égard est celui de la ziyârat al-Jâmi’at [33] : “[Dieu] vous a agréés pour [être] des Lieu-tenants sur Sa terre, des Arguments à l’encontre de Sa création, des Partisans de Sa religion, des Protecteurs de Son secret, des Gardiens de Son savoir, Des Entrepôts de Sa sagesse, des Traducteurs de Sa révélation, des Piliers de Son unicité, des Témoins de Sa création, des Marques pour Ses serviteurs, un Flambeau dans Ses pays et des Indices sur Sa voie droite”. [34]

 

Les ziyârat rappellent aussi les principes fondamentaux de l’islam au travers de la description du comportement des Imâms : “J’atteste que tu as accompli la prière, tu as donné la , que tu as ordonné le bien et interdit le blâmable, que tu as appelé vers la Voie de ton Seigneur avec sagesse et bonne exhortation”. [35] Les prières de visitation ne sont donc pas seulement une adresse à un Imâm mais visent également à rappeler au croyant qui il est et ce à quoi il est destiné.

 

En outre, ces prières contiennent des souhaits que tout croyant peut adresser à Dieu, sur la base du principe qu’il est parfois difficile au croyant non seulement de savoir comments’adresser à Dieu, mais aussi quoi lui demander. Elles permettent également de remercier Dieu d’avoir donné aux hommes la grâce d’une guidance perpétuelle aux travers la présence des Imâms. De par leur profondeur mais aussi la simplicité de leur style, ces prières peuvent être lues par toute personne, du simple croyant au plus grand savant ou gnostique ; chacun saura y déceler des significations lui permettant d’établir ce “lien”.

 

Ces prières de visitation sont généralement lues dans les sanctuaires mêmes, mais peuvent aussi être récitées par tout croyant n’ayant pu s’y rendre physiquement chez lui. La ziyârat n’exige donc pas nécessairement un déplacement physique dans un sanctuaire et peut être accomplie en tout lieu, dans l’intimité du cœur. Toute personne se rendant aux sanctuaires est également invitée à réciter ces prières quotidiennement dans son propre espace privé.

 

Certains courants de l’islam, notamment wahhabites, rejettent la philosophie de la ziyârat et de l’intercession sous prétexte que confier ses requêtes et invoquer un autre que Dieu serait de l’associationnisme dans l’adoration (tawhid-e ’ebâdi) – car le Coran insiste sur le fait qu’il ne faut s’adresser qu’à Dieu -, mais remettrait aussi en cause l’unicité même de l’essence de Dieu (tawhid-e zhâti) en conduisant à croire que les Imâms puissent s’opposer à la volonté de Dieu ou du moins influer sur lui en intercédant en faveur d’un croyant. [36] En outre, selon eux, l’intercession encouragerait les âmes enclines au péché à en commettre étant donné qu’elles s’imaginent pouvoir être ensuite pardonnées en recourant aux Imâms, introduisant une injustice patente dans le jugement des actes des différentes personnes.

 

Les critiques de l’intercession s’imaginent donc que si un croyant pense que Dieu ne lui pardonnera pas ses péchés, il lui suffit de pleurer et d’invoquer l’Imâm Hossein pour attirer sa sympathie et que ce dernier puisse ensuite exercer son influence auprès de Dieu pour obtenir le pardon, comme si la satisfaction de l’Imâm différait de celle de Dieu ! Une telle conception de l’intercession implique non seulement de l’associationnisme dans la seigneurerie (roboubiyyat) divine, mais aussi une représentation totalement erronée de l’Imâm dont le haut rang provient justement du fait d’avoir atteint la station de la servitude absolue (’uboudiyyat) et de l’annihilation (fanâ) en Dieu. Le rôle de l’Imâm est donc de garantir l’application de la loi divine, et non pas de créer un système parallèle permettant d’y échapper ! En témoigne le contenu des prières adressées aux Imâms : “J’atteste que tu as accompli la prière, que tu as donné la zakât, que tu as ordonné le bien et interdit le blâmable, que tu as combattu dans la Voie de Dieu jusqu’à ce que la certitude t’ait atteint…” [37], soulignant l’absolue fidélité des Imâms aux préceptes de la loi et à la volonté divines. Les Imâms étant la manifestation de Dieu dans ce monde, leur satisfaction est inséparable de celle de leur Créateur dont ils dépendent de façon absolue.

 

Il ne faut donc en aucun cas s’imaginer l’intercession sur la base d’une logique humaine selon laquelle elle permettrait de court-circuiter un système en ayant recours à une personne pour “soudoyer” Dieu afin d’éviter tel ou tel châtiment, ce qui est évidemment absurde et nié dans le Coran : “Et redoutez le jour où nulle âme ne suffira en quoi que ce soit à une autre ; où l’on n’acceptera d’elle aucune intercession ; et où on ne recevra d’elle aucune compensation. Et ils ne seront point secourus.” (2:48).

 

Loin de remettre en cause la toute-puissance de Dieu et le système divin, l’intercession selon le chiisme contribue au contraire à sa préservation, et n’implique aucune exception ni discrimination. Tout d’abord, le Coran reconnaît l’existence d’intermédiaire et invite au contraire les croyants à avoir recours à des “moyens” permettant de se rapprocher de Dieu : “Ô les croyants ! Craignez Dieu, cherchez le moyen () de vous rapprocher de Lui Si l’on considère que c’est Dieu même qui a créé l’ensemble de ces “moyens” et invité les croyants à les utiliser, recourir à l’intercession des Imâms que Dieu a agréés n’est plus de l’associationnisme, mais au contraire la reconnaissance même de l’unicité divine car ces moyens ne sont pas considérés de façon indépendante, mais par Dieu, en Dieu et pour Dieu – la condition est que l’attention ultime du croyant soit portée vers Lui.

 

Ce type d’intercession est clairement exprimé dans le Coran à travers l’exemple du prophète Mohammad pouvant servir “d’intermédiaire” aux demandes de pardon auprès de Dieu : “Si, lorsqu’ils ont fait du tort à leur propre personne ils venaient à toi [Mohammad] en implorant le pardon de Dieu et si le Messager demandait le pardon pour eux, ils trouveraient, certes, Dieu, Très Accueillant au repentir, Miséricordieux” (4:64). L’ensemble de la création repose donc sur un système particulier créé par Dieu et selon lequel la présence d’intermédiaire, par exemple les âmes des hommes parfaits, joue un rôle important pour transmettre une révélation divine, mais aussi le pardon de Dieu, des grâces, etc.

 

Les textes des prières de visitations lues lors des ziyârat restent ainsi dans le cadre d’un strict monothéisme : les Imâms n’y sont jamais considérés comme ayant le moindre pouvoir indépendant vis-à-vis de Dieu, mais comme des moyens de l’effusion divine (fayz) et des présences par lesquelles Dieu établit un lien avec Ses créatures, selon une relation horizontale et de dépendance absolue envers leur Créateur. Pour résumer, l’intercession ne contredit pas l’unicité et la toute puissance divine, car le pardon de l’intercesseur n’est pas autre chose que le pardon et la miséricorde de Dieu.

 

Dans Kitâb al-Tawhid de Sheikh Sadûq, des hadiths concernant le statut de l’Imâm sont évoqués, notamment son rôle en tant que “face de Dieu” sur terre, à partir du verset “Toutechose est périssable hormis Sa Face” (28:88). Bien entendu, Dieu n’ayant pas de corps, il est impossible de lui attribuer un visage. Henry Corbin a parfaitement exprimé cette question : ici, la face est à la fois considérée comme étant la chose par laquelle les hommes se tournent vers Dieu, c’est-à-dire leur religion, et les Imâms, ainsi que celle par laquelle Dieu se tourne vers les hommes : “Cette Face divine tournée vers l’homme, c’est celle que la gnose shî’ite reconnaît comme l’Imâm. Sans cette Face, sans cette théophanie, l’homme n’aurait pas même de qibla, de pôle d’orientation pour sa pensée comme pour sa prière. D’où le rapport de l’Imâm avec la divinité est analogue au rapport du fer avec le feu, lorsque le fer est porté au rouge. Pas plus que le fer n’est du feu, l’Imâm n’est Dieu ; mais sans le support du fer, le feu n’apparaîtrait pas ; sans la Face qui est l’Imâm, Dieu ne se manifesterait pas.” [38]

 

La philosophie de la ziyârat est donc celle d’un lien, d’une double présence nourrissant l’âme du croyant et l’aidant à devenir le lieu-tenant de Dieu sur terre : présence du pèlerin, par un élan du cœur et une volonté de ressembler à des hommes parfaits, et présence de l’Imâm, qui répond à cet amour en l’élevant et le guidant vers son Créateur. Les Imâms sont les modèles les plus achevés de cette réalité, avec la particularité que loin d’être indifférents à ceux qui cherchent à leur ressembler, ils les guident au contraire vers leur perfection. Si elle est réalisée sur la base d’une connaissance et d’un amour, la ziyârat a donc un rôle essentiel dans l’éducation et la progression spirituelle de tout croyant. Elle contribue également à faire du chiisme une religion vivante et à créer une véritable géographie mystique, lieux de miséricorde et d’ascension de l’âme. Il faut ici rappeler un aspect essentiel de l’islam : l’unicité (tawhid) n’est pas simplement une croyance, mais une chose que chaque croyant est appelé à réaliser en lui-même. [39] La ziyârat appelle à vivre cette transfiguration, à ne plus simplement comprendre l’unicité divine mais à la goûter ; à passer de la représentation à la présence directe : “Quand aurais-tu été absent pour que tu aies besoin d’un indice qui te montre ? Quand aurais-Tu été éloigné pour que ce soient les traces qui mènent à toi ?”