Terre de Karbala

Ce sol empli d’infortune est la plaine de Karbala. En ce désert fut mis à mort le Prince aux lèvres altérées. C’est le temps des cris pour la langue, le temps des pleurs pour les yeux.”

A Karbala, petite localité du désert irakien, la mort de soif attend les proches de l’imam Hussein. Nous sommes en octobre 680 (muharram 61, selon le calendrier musulman). L’armée des Omeyyades, la dynastie régnante à Damas, leur coupe l’accès à l’eau de l’Euphrate et la route de Koufa, au sud de Bagdad. Hussein est le petit-fils que chérissait le Prophète. Il le soulevait sur ses épaules et le serrait entre ses bras. Mais aujourd’hui son sort semble scellé, et il médite sur le tragique destin de sa famille, de son père l’imam Ali, lui aussi assassiné. Ecoutant la plainte de la population de Koufa tyrannisée par Yazid l’imposteur, le calife omeyyade, il a pris la route de l’Irak, sans intention d’en découdre. Il n’a d’ailleurs pour escorte que sa famille et quelques dizaines d’hommes, mais son expédition ressemble à une marche vers la mort. Muslim ibn Aqil, son cousin, parti en avant-garde, est tué. Les notables de Koufa le lâchent un à un.

Le 10 octobre, l’armée omeyyade décide d’en finir et de briser la résistance des derniers descendants mâles du Prophète. Le combat est désespérément inégal. Les têtes volent une à une dans le sable. L’imam Hussein et ses compagnons sont transpercés, décapités, écartelés, piétinés par le sabot des chevaux et des chameaux. Les Omeyyades s’acharnent sur les cadavres. Ubayd Allah Zyad, gouverneur de Koufa, s’amuse, avec son bâton, à curer les dents du crâne d’Hussein. La vie des femmes est épargnée, mais Zainab, demi-sœur d’Hussein, est transférée de force à Damas où elle vivra jusqu’à sa mort en résidence surveillée. Quant à son épouse, princesse iranienne selon la légende, elle aurait été tuée en fuyant ou réfugiée en Iran. Les dépouilles des “martyrs” sont ensevelies à Karbala où, chaque année, les chiites commémorent le jour de l’Ashoura.

Karbala est une échauffourée plus qu’une bataille rangée. Elle décide pourtant du cours de l’histoire. Elle met un terme à la saga de fer et de feu qui a suivi la mort du Prophète en 632. Cette litanie impie de conspirations et de trahisons s’achève, dans une plaine désertique, par une complète victoire omeyyade. Mais le rituel du massacre d’Hussein par des mains musulmanes en dit long, près d’un demi-siècle après la naissance de l’islam, sur la résistance des mentalités ancestrales et tribales. Dans le baptême de sang de Karbala, naît une piété chiite fascinée par le deuil et le martyre. Les chiites font de Karbala le lieu du sacrifice suprême et consenti, et de l’imam Hussein le modèle du combattant valeureux, défendant sa liberté et son honneur, prêt à mourir pour revenir à la pureté de l’islam des origines.

Pourquoi a-t-il fallu que le sang coule, du vivant même du Prophète et après son ensevelissement, projetant sur l’islam une tache indélébile ? Si Mahomet, le dernier des prophètes – le “Sceau” – ne peut avoir de successeur, la direction de l’empire naissant suscite bien des convoitises. Il n’a pas d’autre descendance mâle qu’Hassan et Hussein, encore enfants, nés de sa fille Fatima et de l’imam Ali, son cousin et son gendre.