A La Mecque, chiites et sunnites ensemble malgré tout

La lutte pour la succession de Mahomet explique le chiisme. Tous les courants de l’islam se retrouvent à La Mecque malgré les tensions

Islam  La lutte pour la succession de Mahomet explique le chiisme

Tous les courants de l’islam se retrouventà La Mecque malgré les tensions

Lorsque Mahomet, à près de 40 ans, descend de sa grotte, sur le mont Hirâ, en 610, on l’imagine les yeux écarquillés, un rien apeuré. Il raconte sa vision et tous le moquent, sauf sa femme ­Kha­didja, de dix ans son aînée. ­Pourquoi le croirait-on? Pourquoi Dieu, en l’occurrence son émissaire, l’archange Gabriel (Djibril, en arabe), aurait-il choisi ce parfait inconnu, ne sachant ni lire ni écrire, pour ainsi dire sans biens, issu du clan des Banû Hachim (les Hachémites), qui ne deviendra puissant qu’à l’avènement de l’islam? Mahomet n’a personne, hormis sa femme, qui puisse le soutenir: son père est mort à sa naissance et sa mère lorsqu’il avait 6 ans. Signe de faiblesse supplémentaire, au propre et au figuré, il n’a pas de descendance masculine. Pire, pour seconder son épouse, il est devenu chamelier, métier réservé aux personnes de basse extraction, les notables ne s’abaissant pas à traire la chamelle.

La bonne parole de Mahomet ne s’impose pas d’emblée. Les puissants Mecquois de la tribu des ­Quraych ne le traitent qu’avec mépris. Les tribus païennes et juives qui dominent la ville ne veulent pas d’un nouveau prophète qui propose de remettre en question les anciennes hiérarchies et de bousculer le pouvoir en place. ­Mahomet est ainsi chassé comme un malpropre et banni de la ville. Cette fuite, en 622 de notre ère, marque le début de l’hégire, le ­calendrier musulman. Mahomet demande alors protection et asile à Yathrib, future Médine, où deux tribus païennes et trois tribus juives cohabitent tant bien que mal. Cet exil n’a rien de doré et le remuant prophète, qui prétend détenir un message divin, est accueilli sans honneurs.

Mais Mahomet tisse des liens, convainc autour de lui, et montre l’aura d’un chef. Avec sa bande, nécessité oblige, il opère des razzias qui lui offrent de juteux butins. Il n’est pas le seul à détrousser les caravanes: les bandits de grand chemin ont forgé la réputation de Yathrib, qui se trouve fort bien située, sur la route de La Mecque. Les succès de Mahomet lui con­fèrent notoriété et moyens financiers. En quelques années à peine, le pâtre passé chamelier devient un chef militaire redouté, un conquérant insatiable. Il convertit les tribus de Yathrib et soumet celles de La Mecque, sa ville natale, qui devient le chef-lieu de l’islam.

La mort de Mahomet en 632, à l’âge de 63 ans, déclenche de sombres disputes pour le pouvoir. Trois jours durant, les anciens compagnons se querellent pour désigner un successeur. ­Mahomet l’avait pourtant fait de son vivant en désignant son proche ami Ali comme héritier spirituel. Mais c’est Abou Bakr (632-634) qui reprend le flambeau et devient calife. Omar (634-644) et Othman (644-656) lui succéderont avant qu’Ali ne devienne calife à son tour. Cette guerre de succession marque le début du chiisme: pour les partisans d’Ali, qui deviendront les chiites, Ali était le seul à être légitime.

En trente ans, l’islam se propage à la péninsule arabique, aux rivages de la Méditerranée, à la Perse et à l’Afrique du Nord. A l’aube du califat omeyyade, en 660, si Damas est devenue capitale, La Mecque reste la ville sainte.

C’est au douzième mois du calendrier lunaire, le mois de Dhu-l-Hijja, qu’il y a le plus de pèlerins à La Mecque, pour le hajj (pèle­rinage), qui se fait à des dates prescrites. Le premier jour, les fidèles se purifient et enfilent un vêtement formé de deux pagnes blancs immaculés, le ihram. Les femmes, elles, doivent être couvertes de la tête aux pieds et accompagnées d’un homme. Tous se pressent autour de la Kaaba, un monolithe cuboïde et noir autour duquel il faut tourner sept fois. Enchâssée à son angle sud-est, une pierre noire, ou plutôt ses fragments réunis dans un écrin d’argent, d’origine mystérieuse et déjà vénérée aux temps préisla­miques, fait l’objet de toutes les ardeurs: chacun veut la toucher ou, mieux, l’embrasser, comme l’aurait fait le prophète lui-même. Le même jour, les croyants doivent ensuite courir entre les deux collines de Safa et Marwa comme l’avait fait, selon la tradition, Agar, la femme d’Abraham quand elle vit son fils Ismaïl mourir de soif.

Ces rituels accomplis, les fidèles se rendent à Mina, à 4 kilomètres de La Mecque, pour y passer la nuit. La petite bourgade, enserrée dans une vallée assoiffée et dominée par des crêtes inhospitalières, se transforme alors, pour deux jours, en une cité éphémère: des dizaines de milliers de tentes blanches abritent, sans les protéger ni du froid ni du chaud, les musulmans. Au petit matin, une foule s’ébranle après la prière: le mont Arafat, distant de 20 kilomètres, est l’étape suivante, pour commémorer le discours d’adieu du prophète sur le lieu-même où il le fit. Le troisième jour, les pèlerins préparent la «Fête du sacrifice» (Aïd al-Adha) en l’honneur du sacrifice d’Abraham. Au quatrième et cinquième jour, pour clore le pèlerinage, ils refusent les tentations diaboliques en la­pidant trois stèles représentant symboliquement Satan.

Chaque année, chiites et sunnites convergent en même temps vers La Mecque. Les tensions entre les deux communautés n’épargnent pas les lieux saints. Dès l’avènement de la République ­islamique d’Iran, en 1979, le hajj est devenu l’occasion d’affrontements récurrents entre pèlerins iraniens et policiers saoudiens. ­Téhéran a tenté de l’instrumen­taliser pour critiquer la famille royale des al-Saoud et ses alliés américains. Au-delà de l’hostilité traditionnelle entre Arabes et Persans, entre sunnites et chiites, cet affrontement montre aussi la compétition que la monarchie saoudienne et Téhéran se livrent depuis plus de trente ans pour affirmer la légitimité de leur leadership sur la communauté musulmane.

L’Arabie saoudite n’a eu de cesse d’appeler à ne pas mêler politique et religion et à laisser de côté les différends confessionnels. L’organisation et le bon déroulement du pèlerinage sont essentiels au gouvernement de Riyad, qui joue sa crédibilité de garant et de pro­tecteur des lieux saints. En 2013, le royaume a déployé plus de 100 000 soldats et policiers pour assurer la sécurité. Il a évité les débordements, mais cette réussite le devait beaucoup à une affluence en baisse: en raison des risques de contagion liés à la présence du coronavirus (MERS), elle a chuté à 2 millions de pèlerins, contre 3,2 l’année précédente. Cette année, c’est début octobre – les dates varient avec la lune – que les musulmans reprendront le chemin de La Mecque.

Les tensions entre les deux communautés n’épargnent pas les lieux saints